Le symbole de l’échec du système judiciaire

Sivaloganathan Thanabalasingham lors de son passage en cour, le 13 avril dernier
Photo: Annik MH de Carufel Archives Le Devoir Sivaloganathan Thanabalasingham lors de son passage en cour, le 13 avril dernier

Le premier anniversaire de l’arrêt Jordan aura été marqué par l’expulsion du premier accusé de meurtre ayant échappé à son procès au Québec. Renvoyé au Sri Lanka mercredi, même si le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a porté en appel la décision, l’homme est aujourd’hui libre, et rien n’indique qu’il sera obligé de revenir au pays si un nouveau procès devait avoir lieu.

Sivaloganathan Thanabalasingham est devenu selon plusieurs le « triste symbole » des conséquences de l’arrêt Jordan de la Cour suprême, qui fixe depuis le 8 juillet 2016 la durée maximale d’un procès à 18 mois à la Cour du Québec et dans les autres tribunaux de la province et à 30 mois à la Cour supérieure, sauf exception.

M. Thanabalasingham avait ainsi évité d’être jugé pour le meurtre de son épouse, Anuja Baskaran, en raison des 56 mois qui s’étaient écoulés depuis son arrestation.

Il a été expulsé vers son pays natal mercredi soir, car il avait été condamné dans trois dossiers de violence conjugale. M. Thanabalasingham n’était pas résident canadien.

« M. Thanabalasingham est devenu le triste symbole des conséquences de l’arrêt Jordan. Les gens ont raison d’être en colère parce que la réalité, c’est qu’un meurtrier allégué est libre, et c’est inacceptable », souligne Véronique Hivon, porte-parole du Parti québécois en matière de justice.

Le DPCP avait porté la décision en appel, demandé que le processus soit accéléré et demandé au ministre canadien de l’Immigration de reporter l’expulsion de M. Thanabalasingham.

« On est déçus qu’il n’y ait pas eu l’intervention qu’on demandait au ministre de l’Immigration canadien, mais on n’abandonne pas. On maintient l’appel, mais il est vrai qu’il n’existe pas de traité d’extradition entre le Canada et le Sri Lanka pour garantir qu’il revienne lors d’un nouveau procès », mentionne Me Annick Murphy, directrice du DPCP.

Le cabinet du ministre de l’Immigration du Canada, Ahmed Hussen, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue et nous a plutôt dirigé vers le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, puisque le renvoi a été effectué par l’Agence des services frontaliers.

« Bien qu’il me soit impossible de commenter un cas en particulier pour des raisons de confidentialité, les mécanismes juridiques du Canada pour forcer un individu à demeurer au Canada contre sa volonté sont limités. Dans le cas des ressortissants étrangers qui ne sont pas incarcérés par le système de justice et qui souhaitent retourner dans leur pays d’origine, il n’est pas possible d’avoir recours à la détention par les autorités de l’immigration pour les empêcher de quitter le pays », explique Scott Bardsley, attaché de presse du ministre Goodale.

Au Québec, ni la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, ni celle de l’Immigration, Kathleen Weil, n’ont souhaité commenter.

La Coalition avenir Québec et le Parti québécois estiment toutefois que le gouvernement québécois aurait pu agir pour éviter de se retrouver devant une telle situation.

 

« On aurait pu utiliser la clause de dérogation pour une période temporaire, le temps que le système de justice se rétablisse. C’était une façon de s’assurer de conserver la confiance des citoyens envers le système de justice parce que chaque arrêt de procédures en est un de trop. On ne peut pas tolérer que des agresseurs ou meurtriers présumés ne soient pas jugés », dit le député Simon Jolin-Barrette, de la CAQ.

La ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, espère annoncer une réforme l’automne prochain. Elle a aussi promis de revoir le régime des peines obligatoires minimales. Malgré une série de nominations à la magistrature, 49 postes de juges nommés par le fédéral sont toujours vacants, en plus d’une quinzaine de postes de juges nommés par les provinces.

Même si Ottawa et les provinces ont déployé des efforts depuis un an pour nommer de nouveaux magistrats, certains observateurs, comme le président de l’Association canadienne des juristes de l’État, croient que les gouvernements devront apporter rapidement des changements plus draconiens à ce système lourdaud.

« En attendant, des meurtriers seront remis en liberté », prévient Rick Woodburn.


D’autres causes abandonnées en vertu de l’arrêt Jordan

  • Van Son Nguyen, arrêté en janvier 2013 pour meurtre non prémédité, devait subir son procès l’automne prochain, mais la Cour supérieure du Québec a ordonné en mars l’arrêt des procédures. Originaire du Royaume-Uni, M. Nguyen a été déclaré « interdit de territoire » et renvoyé en Angleterre en juin.
  • Luigi Corretti, ancien président de l’agence de sécurité BCIA, était accusé depuis 2012 d’avoir fraudé le gouvernement québécois pour des millions de dollars. Le procès devait débuter en 2018, quelque 70 mois après les accusations, et la Couronne a abandonné la poursuite en novembre dernier. C’est M. Corretti qui avait prêté une carte de crédit à l’ancien député libéral Tony Tomassi, alors ministre de la Famille dans le gouvernement de Jean Charest.
  • Un juge du Manitoba s’est dit contraint d’ordonner l’arrêt des procédures intentées contre un homme accusé d’avoir agressé sexuellement l’enfant de son ex-conjointe de fait entre 1996 et 2003, alors que la victime avait entre six et 12 ans. Le juge a montré du doigt le cafouillage bureaucratique des policiers dans cette affaire, et l’impact des longs délais sur la mémoire des témoins, et donc de leur crédibilité, après tout ce temps.
  • Un homme de Colombie-Britannique accusé d’avoir agressé sexuellement sa fille sur une période de quatre ans a évité un procès, à la fin de l’an dernier. Le juge a invoqué toute une série de délais déraisonnables attribués aux deux parties dans cette affaire.
La Presse canadienne

L’arrêt Jordan

204 ont été accueillies favorablement ;

333 autres ont été rejetées.

Les autres requêtes sont toujours évaluées par les tribunaux, ont été abandonnées par la défense ou ont été résolues autrement.


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