L’archéologue du jeu vidéo

L’industrie mondiale du jeu vidéo génère des dizaines de milliards de dollars de revenus par année et attire des millions d’adeptes sans qu’on s’attarde à ce qu’elle raconte sur notre société, notre culture et notre rapport à la technologie, explique le professeur de l’Université Concordia Darren Wershler, un archéologue nouveau genre qui dépoussière de vieilles consoles pour révéler leur histoire oubliée ou ignorée.
Darren Wershler n’a jamais vraiment été attiré par les jeux vidéo. Comme tout le monde, il a essayé différentes consoles pendant sa jeunesse, mais sans plus. Tout a changé il y a une dizaine d’années, lorsqu’il a eu fini ses études.
« Je me suis acheté une console Xbox pour me faire un cadeau, se rappelle-t-il. Je suis allé voir des étudiants pour leur demander un fil pour la brancher et ils m’ont répondu qu’ils n’avaient rien pour quelque chose d’aussi vieux. J’étais sous le choc », dit-il en riant, lui qui pensait avoir entre les mains un objet dernier cri.
Ce professeur passionné par la littérature, les communications et les médias trouve alors un sujet d’étude inespéré. Il constate que sa console, nouvelle à ses yeux, obsolète pour ses étudiants, fait partie d’une histoire qui mérite d’être racontée.
« Une des raisons de s’intéresser à l’histoire est de comprendre notre propre existence. Quand on voit que l’industrie du jeu vidéo est devenue plus imposante que celle du cinéma et qu’on n’arrive pas en parler, à mon avis, c’est un gros problème », affirme-t-il.
« Une grande part de l’économie du Québec, et de Montréal en particulier, dépend des compagnies des jeux vidéo, poursuit-il. Nous offrons d’énormes crédits d’impôt pour qu’elles puissent rester ici et promouvoir un aspect de la culture. Nous devons donc réfléchir à l’histoire du jeu vidéo, à l’économie politique qui l’entoure. »
Cette prise de conscience l’a incité à constituer une collection de consoles et de jeux vidéo du début des années 1970 à 2002. Dans une pièce exiguë de l’Université Concordia, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes les grandeurs s’empilent sur des étagères métalliques. Les consoles les plus connues côtoient celles qui sont tombées dans l’oubli. Comme la Vectrex, lancée aux États-Unis en 1982, ou le Video Computer System d’Atari, commercialisé à partir de 1977.
« L’histoire que je veux raconter n’est pas de savoir si Mario Bros est un meilleur jeu que Donkey Kong. Ça ne m’intéresse pas, explique M. Wershler. Je veux raconter une histoire à propos des objets, lorsqu’on les rassemble et qu’on se demande ce qu’ils nous apprennent sur notre manière de considérer la technologie et la culture, de dépenser, d’utiliser nos temps libres. Toutes ces choses importantes. »
Reflet d’une époque
Les exemples de ces enseignements sont nombreux et parfois insoupçonnés, souligne Darren Wershler. Le professeur raconte par exemple que l’arrivée de la télévision dans les foyers nord-américains a changé notre manière d’aménager le salon. Le téléviseur a remplacé le piano et le foyer en devenant l’élément central de la pièce, ce qui explique pourquoi les premiers modèles étaient couverts de bois : on voulait leur donner l’apparence d’un meuble comme les autres.
Quand on voit que l’industrie du jeu vidéo est devenue plus imposante que celle du cinéma et qu’on n’arrive pas en parler, à mon avis, c’est un gros problème
Lorsque les consoles de jeu vidéo sont arrivées à leur tour, on a donc adopté la même approche en leur ajoutant un fini imitant le bois, remarque-t-il.
Chaque boîte de console de jeu est également le reflet de la réalité d’une époque. Au fil des décennies, l’image de la famille jouant ensemble a été remplacée par celle du jeune garçon, puis simplement par celle de la console.
« Cette série de décisions marketing est un indicateur de la manière avec laquelle nous percevons la technologie et le rôle qu’on veut lui donner », note-t-il.
Démystifier la technologie
En rassemblant des consoles de différentes époques, le diplômé de l’Université York veut également reconstituer la mémoire de l’industrie du jeu vidéo, qui est selon lui négligée par plusieurs grands studios. « Quand une compagnie termine un projet, l’équipe est souvent dissoute, et il n’y a pas de réelle archive des travaux qui ont été effectués, déplore-t-il. L’industrie ne connaît même pas sa propre histoire. Et quand elle la connaît, elle ne veut pas en parler. »
M. Wershler vient par ailleurs de clore la deuxième édition du cours d’été de Concordia sur l’archéologie des médias, qu’il a mis sur pied pour démystifier les origines et la nature des objets technologiques qui nous entourent.
Dans le cadre d’une semaine de travail intensive, il demande par exemple à ses étudiants de démonter des consoles et de les reprogrammer : « C’est une manière de se rappeler que ceci est un objet fabriqué, dit-il en montrant son téléphone intelligent. Il n’a pas à être fabriqué ou conçu de cette façon. Il y a d’autres façons de faire. »
« C’est ce que nous avons. La question est de savoir si c’est ce que nous voulons et quelles seraient les autres options. »