Faire de la place à l’économie sociale émergente

Ce texte fait partie du cahier spécial Innovation sociale
Dans la civilisation post-industrielle qui est la nôtre, où l’effondrement de l’État-providence va de pair avec celui du marché de l’emploi, Alain Lipietz propose le développement d’un tiers secteur, celui de l’économie sociale et solidaire. Pourquoi ? Comment ?
Alain Lipietz est un homme politique et économiste français membre du parti écologiste Europe Écologie Les Verts. À titre de député européen, il participe entre autres à l’intergroupe du « Tiers secteur ». Auteur de nombreux essais, il publie en 2009 Face à la crise et, en 2012, Green Deal. En 1999, à la demande de Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité dans le gouvernement de Lionel Jospin, il entreprend une consultation nationale auprès de 4000 responsables du secteur associatif et coopératif. Aujourd’hui, il dresse pour nous un portrait de ce qu’est l’économie sociale en France et fait une distinction marquée entre celle qui serait historique et une autre émergente.
« Le Québec est assez en avance sur l’une et l’autre. La continuité est très forte dans ce qu’on appelle l’économie sociale historique qui est l’ensemble des coopératives, des associations et des mutuelles. Une économie presque identitaire : on n’a qu’à penser aux Caisses Desjardins, qui sont une des formes de la spécificité québécoise par rapport à l’Angleterre, les provinces anglophones et les États-Unis qui l’entourent », rappelle Alain Lipietz. Selon lui, en France, historiquement, les choses se sont déroulées un peu différemment.
L’économie sociale historique
Au début du XIXe siècle, la loi Le Chapelier existe encore en France. Cette loi promulguée en 1791 proscrit les organisations ouvrières : « Ne restaient plus que le marché et l’État comme lien entre les individus », lance l’économiste. Les conséquences d’une telle loi ne se font pas attendre et, dès 1800, malgré leur interdiction, on voit apparaître des ligues privées de défense. Naissent ensuite en 1820-1830, les premières mutuelles funéraires. C’est ce qu’on appelle alors l’économie sociale, « c’est quasiment son nom officiel en 1900. Il y aura même un pavillon de l’économie sociale à l’Exposition universelle de Paris ». Cette économie comptera aussi d’autres composantes, notamment le patronage, qui représente les structures de politiques sociales mises en place par les dominants, qui sont le patronat ou l’Église qui, à l’époque, fait partie de l’État. « La différence avec le Québec, c’est que l’Église est considérée comme un élément de l’identité par rapport aux pays protestants et aux provinces protestantes. En France, la révolution qui s’est faite en grande partie contre l’Église aboutira en 1905 à la séparation entre l’État et cette dernière », explique Alain Lipietz. Alors, l’économie sociale, du point de vue de ses organisateurs, répond à la dictature de l’État et du marché tout en s’émancipant de l’Église. « Les ouvriers sont tellement pauvres que la famille devient instable, l’association sert alors à prendre soin des plus vieux et des enfants », ajoute-t-il. Toute cette prolifération d’initiatives populaires entre 1830 jusqu’en 1914 invente la coopérative, la mutuelle, l’association, le syndicat, la Bourse du travail… Les ouvriers le font en marge de l’Église.
« Progressivement, toutes ces conquêtes, dès lors qu’elles existent et qu’elles remplissent des fonctions, vont s’intégrer au système », poursuit Alain Lipietz qui ajoute : « On voit alors les mutuelles devenir complémentaires de la sécurité sociale, les associations vont gérer l’appareil de soins parasanitaires. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque, à la séparation de l’Église et de l’État, l’Église est devenue une association. »
L’économie sociale émergente
Les années 1980 vont voir apparaître une nouvelle économie sociale : « Toute la tendance de 1900 à 1980 a été de voir se renforcer l’économie sociale comme composante de la politique publique. À partir de Thatcher et de Reagan se développe le néolibéralisme, ce qui fait qu’on commence à détruire la forme d’institutions très lourdes qu’avait prise l’économie sociale au fil du temps et on revient à une espèce de déshabillage d’individus face à l’État et face au marché », expose l’économiste. Et comme il le dit : « Alors qu’on se met à détricoter l’État-providence, on voit réapparaître tout ce que le mouvement ouvrier avait fait dans des années 1820 à 1890, c’est-à-dire qu’on réinvente les coopératives, les associations de solidarité dans les quartiers et on réinvente des mutuelles. On réinvente la roue d’une certaine façon. »
Selon Alain Lipietz apparaît alors une forme de cassure entre l’économie sociale institutionnalisée et une autre à plus petite échelle. Les conclusions de son rapport de 1999 tentent de concilier ces deux économies sociales : « Il suffit de revigorer l’économie sociale historique en faisant quelques améliorations de façon à ce que les initiatives puissent s’insérer beaucoup plus facilement dans les vieilles outres. Ce qui aboutira à une certaine banalisation, c’est-à-dire à rendre ordinaire et routinier quelque chose que les militants initiaux avaient considéré comme un incendie qui allait complètement changer la structure de notre société… » Aujourd’hui, l’économie sociale représente 10 % de l’emploi en France.
« Le problème n’est pas de banaliser ce qui existe déjà, le problème c’est de ne pas empêcher ce qui naît de naître. Je sais bien qu’il y a 20 ans, les gens qui ont travaillé bénévolement à créer des associations de solidarité avec les chômeurs sont un peu agacés de voir que ces mêmes associations fonctionnent avec des salariés. Le problème n’est pas là, mais il faut que ceux qui veulent une nouvelle association à côté aient droit aux mêmes avantages et aux mêmes subventions », explique le député au sujet d’une loi sur l’économie sociale et solidaire.
Si l’économie sociale s’est créée parallèlement à l’Église, elle s’est aussi conçue pour remplacer la famille. « Comme le féminisme se développe, un certain nombre de fonctions inhérentes au travail de la femme dans la société patriarcale ne sont plus exercées. Il faut bien que quelqu’un d’autre le fasse et ce sera la femme à nouveau, mais pas dans le cadre du mariage, plutôt dans celui d’une association », conclut Alain Lipietz.
Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.