La stigmatisation est aussi un facteur d’inégalités

Hélène Roulot-Ganzmann Collaboration spéciale
Les groupes marginalisés ne se constituent pas tous de la même façon. Et il est important pour les gouvernements d’en tenir compte lorsqu’ils souhaitent mettre en place des politiques.
Photo: Jacques Nadeau Le devoir Les groupes marginalisés ne se constituent pas tous de la même façon. Et il est important pour les gouvernements d’en tenir compte lorsqu’ils souhaitent mettre en place des politiques.

Ce texte fait partie du cahier spécial Innovation sociale

La stigmatisation est un facteur d’inégalités au même titre que la redistribution inadéquate des richesses, et la lutte contre ce fléau devrait toujours être prise en compte dans la mise en place des politiques sociales, conclut l’Américano-Québécoise Michèle Lamont, professeure de sociologie et d’études africaines et afro-américaines à l’Université Harvard et présidente de l’American Sociological Association. Elle est à l’origine d’une vaste étude sur le ressenti des groupes marginalisés au regard des discriminations dont ils sont les victimes, étude publiée sous le titre Getting Respect : Responding to Stigma and Discrimination in the United States, Brazil, and Israel. Elle sera présente à Montréal début avril à l’occasion du cinquième colloque international du Centre de recherche sur les innovations sociales de l’UQAM. Le Devoir s’est entretenu avec elle.

En quoi le respect des minorités est-il un facteur de lutte contre les discriminations, donc contre les inégalités au sein d’une société ?

La littérature sur le racisme aux États-Unis porte surtout sur la discrimination au travail, dans le logement, ou dans l’éducation. Or, la majorité des types d’incidents dont les gens nous ont parlé lors de nos entrevues était des atteintes à leur dignité, le fait d’être sous-estimés ou ignorés. C’est ce dont ils parlent le plus, on peut donc imaginer que c’est ce qui est la source du plus grand trouble chez eux. D’où cette notion de respect, de reconnaissance de la valeur de leur groupe, comme moyen de lutter contre les discriminations.

Respect de leur valeur ou de leurs valeurs ?

Les deux. Respect de leur valeur en tant qu’être humain. Le fait d’être vus comme des gens qui font partie de la société, perçus comme ayant une valeur égale aux autres. Des personnes susceptibles d’apporter de la valeur à la société dans laquelle elles vivent. On utilise en anglais l’expression cultural citizenship. C’est une extension du concept de citoyenneté qui s’étend à une notion de valeur culturelle. Il s’agit de ne pas être considéré comme un membre qui serait moralement de moindre valeur ou qui aurait une appartenance moindre. Mais comme un contributeur à part entière, aussi bien culturellement qu’économiquement.

Photo: Gracieuseté Michèle Lamont

Comment amener le groupe majoritaire à respecter les minorités pour ce qu’elles sont?  

Les gouvernements se préoccupent surtout de régler les questions d’inégalités à partir des questions de redistribution. Dans le traitement de la pauvreté, on s’intéresse surtout à ce que les pauvres aient accès à des ressources. Souvent, en faisant cela, ils en viennent aussi à créer de la stigmatisation. La sociologie de l’inégalité devrait s’intéresser aux questions de reconnaissance tout autant que de redistribution. Il faudrait mettre un peu de côté l’approche économique et regarder de près comment les groupes sont constitués et le processus par lequel on leur accorde une valeur en tant que membre de la société.

D’autant que ce que montre votre étude, c’est que tous les groupes stigmatisés n’analysent pas les discriminations dont ils sont victimes de la même manière.

Oui. Et ils ne réagissent pas non plus à ces attaques de la même façon. Par exemple, pour les Noirs-Américains et les Palestiniens vivant en Israël, le sentiment d’appartenance au groupe est très fort, mais ils n’ont pas nécessairement les mêmes réponses face à la stigmatisation. Les Palestiniens sont tellement discriminés qu’ils n’ont aucun espoir d’améliorer leur situation. Ils préfèrent ne pas tenir compte des incidents racistes auxquels ils font face. Les Noirs-Américains ont plutôt tendance à affronter. Par ailleurs, les Noirs au Brésil vivent les incidents racistes comme ayant à voir avec le fait qu’ils sont stéréotypés comme étant pauvres. Aux États-Unis, ils affirment clairement que c’est le fait qu’ils soient Noirs en tant que tels qui les stigmatise. Les Brésiliens mettent plus l’accent sur la couleur de la peau, alors que les Américains évoquent cette couleur, leur culture, mais aussi toute une histoire née de l’esclavage. Les groupes marginalisés ne se constituent pas tous de la même façon. Et il est important pour les gouvernements d’en tenir compte lorsqu’ils souhaitent mettre en place des politiques.

Quel type de politiques devraient-ils mettre en place ?

Celles qui permettraient systématiquement de mieux inclure ces groupes marginalisés dans les sociétés dans lesquelles ils vivent. Cela passe par des politiques sociales, mais aussi par des messages publics. On ne serait finalement pas très loin de la campagne menée par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau afin de générer une conception multiculturaliste du Canada, alors même qu’il souhaitait mettre à bas le discours biculturel ou binational du pays. Dans le contexte canadien aujourd’hui, on pourrait tout à fait imaginer des campagnes d’annonces publiques qui diraient à la population que les Premières Nations sont des gens qui font partie intégrante de notre communauté. Les gouvernements auraient intérêt à définir la collectivité de façon inclusive.

Si l’on s’en tient au Canada, et même au Québec, diriez-vous que ce sont de bons élèves en la matière ?

La société québécoise, malgré le fait qu’elle a été entièrement néolibérale au cours des dernières années, demeure une province où l’économie sociale est très développée et où la politique de redistribution fait en sorte que les inégalités sont bien moindres qu’aux États-Unis par exemple. En revanche, les tensions autour des questions ethno-religieuses sont prégnantes. Les différences sont-elles très bien acceptées ? Je n’en suis pas si sûre. Il existe un index du multiculturalisme qui mesure plusieurs données dans différents pays, et il apparaît que le Canada est en bien meilleure posture que les États-Unis du point de vue de la reconnaissance de la diversité culturelle. Une étude récente a également montré que les Haïtiens de Montréal étaient bien mieux adaptés que ceux de Miami. Tout simplement parce que l’inclusion passe par les Églises aux États-Unis, alors qu’au Canada, c’est l’État qui s’en charge. On en revient donc toujours à l’importance de mettre en place des politiques fortes en la matière.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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