La transition écologique source d’innovations

Etienne Plamondon Emond Collaboration spéciale
Le Marché solidaire de Frontenac veut offrir de 20 à 30 % de rabais sur les produits vendus en échange de bénévolat.
Photo: Marché solidaire de Frontenac Le Marché solidaire de Frontenac veut offrir de 20 à 30 % de rabais sur les produits vendus en échange de bénévolat.

Ce texte fait partie du cahier spécial Innovation sociale

La lutte contre les changements climatiques et celle contre les inégalités sociales semblent s’imbriquer d’elles-mêmes, mais elles se révèlent parfois difficiles à concilier. Une tension finalement créatrice, comme en témoignent les innovations sociales en émergence.

Le Marché solidaire Frontenac deviendra un marché participatif à partir du 18 mai prochain. En échange de bénévolat, les personnes à faible revenu pourront obtenir de 20 à 30 % de rabais sur les fruits et légumes vendus devant la station de métro Frontenac. Le Carrefour alimentaire Centre-Sud, qui pilote ce projet, s’inspire du supermarché coopératif Park Slope Food Coop, à Brooklyn, en adaptant la formule à sa structure d’organisme sans but lucratif (OSBL).

Ce virage est adopté pour désamorcer un conflit entre différentes valeurs promues par l’organisme, soit se montrer solidaire à la fois avec la population pauvre du quartier et avec les agriculteurs locaux qui ont recours à des méthodes respectueuses de l’environnement. « Même si les céleris de la Californie sont moins chers en été, on refuse d’en acheter. On veut s’approvisionner localement, explique Fabie Gauthier Carrière, coordonnatrice du Marché solidaire Frontenac. On s’est rendu compte qu’il y avait des personnes qui n’étaient pas capables d’acheter des produits au marché, parce que nos valeurs écologistes faisaient en sorte qu’on ne pouvait pas offrir des prix bas comme ceux des grands distributeurs qui font des économies d’échelle. »

René Audet, professeur titulaire, de la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’UQAM, a cosigné un article, publié en février dernier dans la revue Sustainability, sur ce dilemme chez les marchés alimentaires saisonniers de Montréal. « Au départ, tout le monde est pour la sécurité alimentaire, souligne-t-il. Il y a clairement une convergence avec l’agriculture écologique, l’agriculture urbaine, les circuits courts, l’idée de ramener le producteur plus près du consommateur et éliminer les intermédiaires. Il y a une sorte de fraternité de valeurs entre ces mouvements. Dans la mise en oeuvre, cela se complique. C’est là qu’on voit les tensions émerger. » Mais cette contrainte ne mène pas dans un cul-de-sac. « On a appelé cela les “tensions structurantes”, souligne le chercheur. [Les marchés] innovent en essayant de concilier ces deux missions. »

Un mouvement diversifié

 

Selon Benoît Lévesque, professeur émérite au Département de sociologie de l’UQAM et pionnier dans le domaine de la recherche sur l’économie sociale, la transition écologique se distingue par sa diversité des mouvements sociaux traditionnels, comme celui des ouvriers ou des femmes, qui étaient constitués autour « de bases plus homogènes ».

« Le principal défi, c’est qu’on est obligés d’avoir des espaces de délibération, souligne-t-il. Si vous mettez les écologistes et les personnes défavorisées chacun de leur côté, vous les opposez. Si vous les mettez autour d’une table, chacun essaie de prendre connaissance [des préoccupations de l’autre]. La société civile devient extrêmement importante. Quand vous avez une association, vous avez une table et vous devez discuter à partir de valeurs différentes. Et c’est là qu’émerge l’innovation. »

Le chercheur note aussi des désaccords sur les scénarios envisagés pour réaliser la transition écologique, de ceux qui s’en remettent à un rééquilibrage du marché autour des technologies et des énergies propres à ceux qui remettent en question la logique marchande et la notion de croissance, en passant par ceux qui prônent une diversification des modèles économiques. « Ils se rapprochent dans la mesure où ils sont d’accord pour une décroissance de ce qui est toxique, du gaspillage et de l’utilisation des énergies fossiles. Cela amène plusieurs acteurs, pour des raisons et des argumentaires différents, à se mobiliser. » Un constat qui se rapproche de celui de M. Audet, qui rédige actuellement un livre sur la variété des discours s’appropriant à leur sauce le concept de transition écologique.

Ne pas rester isolé

 

S’il constate que les initiatives surgissent « comme des champignons », Benoît Lévesque croit que la vision et l’argumentaire liés à la transition écologique permettent en revanche de lier de petits projets à de plus grands. Le chercheur insiste sur l’importance de s’assembler, de réseauter et de se structurer en « écosystème ». « Si une innovation est isolée, l’effet est à peu près nul », prévient-il.

Il évoque le cas de Fondaction, sur lequel une partie de ses recherches se sont attardées. Selon lui, le fonds de travailleurs de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a eu un effet structurant sur les initiatives en matière de développement durable, notamment à travers son soutien accordé à des entreprises d’économie sociale et des technologies propres. Aujourd’hui, cette « matrice d’innovation » est reconnue par le monde financier et les pouvoirs publics, souligne-t-il.

« Quand il y a une masse de changements, c’est là qu’il y a des transformations, considère M. Lévesque. De nombreuses initiatives regroupées créent quelque chose de visible, qui sensibilise, et cela peut même transformer le modèle dominant. […] On l’a vu avec les produits biologiques. Cela a commencé en dehors du marché, qui a constaté qu’il pouvait les rentabiliser et a modifié une partie de ses produits. »

Néanmoins, M. Lévesque considère que, « si on veut des transformations, on ne peut pas faire abstraction de l’État », jugeant que « les initiatives ont leurs limites et [que] l’État a ses limites ».

« Si on prend l’exemple de l’alimentation de qualité et de la présence de sucre dans notre alimentation, à un moment donné il faut une réglementation ou, à tout le moins, une certaine forme d’incitation très forte de l’État, qui lui a un pouvoir de coercition. » À son avis, le relais entre la démocratie participative de la vie associative et les lieux de décision de la démocratie représentative fait actuellement défaut.

Pendant ce temps, Fabie Gauthier Carrière affirme que les trois organismes responsables des marchés solidaires de Montréal, soit le Carrefour alimentaire Centre-Sud, Y’a quelqu’un l’aut’bord du mur (YQQ) et le Marché Ahuntsic-Cartierville (MAC), demeurent constamment en contact. En plus de mettre en commun leurs achats, leur comptabilité et leurs démarches auprès des agriculteurs, ils partagent leurs expériences, leurs bons coups et leurs échecs. Qui sait si, à l’aune de l’expérience du Marché solidaire Frontenac, les marchés aux abords des stations de métro Sauvé et Cadillac adopteront le même virage ou si la formule du marché participatif fera boule de neige.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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