Vivre la différence en région

En complet-cravate, l’air affable mais un brin cerné, on devine que Mohamed Golli, qui nous accueille à la mosquée A’Rahmane, dort peu. Il a deux jumeaux en bas âge, dirige une entreprise qui le fait travailler sur trois fuseaux horaires et enseigne à l’École de gestion de l’UQAM, s’imposant de nombreux allers-retours entre Sherbrooke, sa nouvelle ville d’accueil, et Montréal, où il a habité 17 ans. Sans compter qu’il est devenu président du Centre culturel islamique de l’Estrie il y a à peine 10 jours. Une entrée en fonction qui, marquée par l’horrible drame à la mosquée de Québec, sera impossible à oublier : « Ça m’a fait l’effet d’un 11-Septembre. Je me suis réveillé le lendemain, j’étais comme en choc post-traumatique », raconte-t-il.
La veillée de solidarité organisée spontanément lundi soir par des étudiantes devant sa mosquée, située dans l’arrondissement Mont-Bellevue, lui a réchauffé le coeur. Mais comme bien d’autres, il n’a cessé de se demander : pourquoi au Québec ? Il n’a pas non plus pu s’empêcher de se poser cette question : est-ce que ça aurait pu être nous ? D’autant que son centre a fait l’objet de nombreuses campagnes haineuses, la dernière en date étant la distribution, dans le voisinage, de tracts rédigés par le groupe d’extrême droite La Meute, portant un message hostile envers cette communauté musulmane.
On veut que chaque citoyen signe notre [déclaration] et s'engage à faire un geste d'ouverture
Rien pour rassurer : Sherbrooke était il n’y a pas si longtemps tristement célèbre pour être la seule ville québécoise à figurer au top 10 des villes canadiennes où sont répertoriés le plus grand nombre de crimes haineux. « Il y a une certaine frustration et quelques actes isolés. Mais aujourd’hui, on ne peut plus écarter des actes ou des actions pareilles, quelles qu’elles soient, car elles peuvent prendre de l’ampleur et devenir des actions qu’on qualifierait d’extrêmement haineuses. »
Comme pour faire écho aux problèmes de Sherbrooke, d’autres villes de régions ont eu leur part de peur. Au centre culturel islamique de Granby, des pierres ont été lancées sur la porte et l’enseigne a été vandalisée et cassée à deux reprises, coïncidant avec l’attentat de Charlie Hebdo et ceux de Nice, en France. « Ce sont des gens qui font l’amalgame. On n’a pas jugé bon de rapporter ces incidents à la police », explique Hamid Ouguedir, président du centre. Au lendemain du drame de Québec, il s’est ravisé et les a dénoncés à la police. À Saguenay, les fidèles de la mosquée ont eu droit également à la tête de cochon, au sang versé sur les murs de la mosquée. « Il y a aussi des tracts [haineux] qui ont circulé », souligne Khadiyatoulah Fall, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, qui fréquente la mosquée. Rien par contre à la mosquée de Brossard, l’une des plus importantes au Québec.
Problèmes en région
Que se passe-t-il donc dans les villes de régions ? Au sein des populations relativement homogènes — même si elles le sont de moins en moins —, les minorités attirent davantage l’attention. Pour le meilleur et pour le pire. « Il faut vivre avec ça », note Khadiyatoulah Fall, titulaire de la Chaire d’enseignement et de recherche interethniques et interculturels. « Ce qui m’interpelle, c’est que cet attentat tragique ne s’est pas produit à Montréal, où il y a une diversité de cultes, des salles de prière, des mosquées… », dit-il sans toutefois s’étonner. La différence est d’une certaine façon banalisée dans la métropole. Selon un récent rapport du ministère de la Sécurité publique, la métropole, grosseur oblige, est pourtant en tête de liste pour le nombre de crimes motivés par la haine (40 %).
Ayant vécu sa religion à Montréal et Sherbrooke, Mohamed Golli croit que la différence réside essentiellement « dans l’intégration des représentants de la communauté ». À Montréal, il est certes plus facile de se fondre dans la masse. À Sherbrooke, dit-il, la population est éduquée, socialement stable et la qualité de vie est élevée, mais la différence n’en est pas moins vite remarquée. Pour plus de discrétion, les fidèles ont même voulu retirer le mot « islamique » du nom du centre culturel. « Que ce soit Daesh [acronyme arabe du groupe armé État islamique], ou n’importe quelle organisation, on ne jouera pas ce jeu. »
Pour Khadiyatoulah Fall, Québec a ses particularités. « C’est une ville où l’extrême droite est assez incrustée », avance-t-il. « Québec, c’est là où le parti conservateur est allé chercher plus de votes. La CAQ, sans être d’extrême droite, a un discours qui y fait beaucoup d’adeptes, et c’est un peu inquiétant. » Car cette diversité, ces villes « ne la vivent pas vraiment », fait-il remarquer.
Que ce soit Daesh, ou n'importe quelle organisation, on ne jouera pas ce jeu
M. Fall constate en effet que la xénophobie et les mouvements anti-immigration sont nés dans des endroits où les musulmans ne sont pas. Il cite l’exemple d’Hérouxville et de certaines petites villes où l’intolérance est inversement proportionnelle au nombre d’étrangers. « J’ai l’impression que cette idée de l’occupation ou de la perte d’identité existe, mais sans que [la pratique de la religion musulmane] soit réellement présente », analyse-t-il. « Cette idée de l’islam rampant et envahissant, qui soulève des problèmes d’accommodements, […] et lié au terrorisme est fortement présente dans l’esprit des gens en région. Mais c’est une fabrication, un imaginaire construit à partir de ce qui se passe à l’extérieur, à Montréal ou hors du Canada. »
Des gestes d’ouverture
D’où l’importance de « travailler davantage dans les régions, et à Québec, et de créer des espaces d’ouverture, des espaces de vivre ensemble ». Mohamed Soulami, directeur et fondateur d’Actions interculturelles, y travaille justement. Son organisme a répondu à l’horreur et l’intolérance du drame de Québec par le lancement d’une initiative visant à créer un dialogue. « On veut que chaque citoyen signe notre [déclaration] et s’engage à faire un geste d’ouverture », dit-il. « Ça peut être un café entre un Québécois d’origine et une personne d’une communauté, un dîner communautaire, peu importe. Ça va permettre de développer des amitiés et une harmonie au sein d’un immeuble résidentiel, dans une unité de voisinage. »
J'ai l'impression que cette idée de l'occupation ou de la perte d'identité existe, mais sans que [la pratique de la religion musulmane] soit réellement présente
Des coucous distribués gratuitement à la communauté, des visites guidées de la mosquée, des collectes de fonds pour les plus démunis… Mohamed Golli croit certes en l’éducation et à l’implication dans la société d’accueil, et sa communauté s’est généreusement prêtée au jeu de l’ouverture. Même si elle est, en raison de l’étiquette négative qui lui est accolée, toujours forcée d’en faire plus. Voilà qui, pour un homme d’affaires qui fait figure de modèle d’intégration, pourrait sembler un défi à la hauteur.