Une chatte dans la gorge, ou comment traduire Donald Trump?

Lors de la Marche des femmes à Washington la semaine dernière, plusieurs manifestantes ont utilisé des slogans reprenant les mots vulgaires utilisés par Trump et qui posent des difficultés aux traducteurs.
Photo: Jim Watson Agence France-Presse Lors de la Marche des femmes à Washington la semaine dernière, plusieurs manifestantes ont utilisé des slogans reprenant les mots vulgaires utilisés par Trump et qui posent des difficultés aux traducteurs.

Allons-y avec le fameux « Make America Great Again™ ». Tous les médias du monde ont eu à traduire le mot d’ordre que le candidat Trump dit avoir inventé lui-même. Il a fait enregistrer le slogan, alors que le président Ronald Reagan l’avait déjà utilisé dans ses propres publicités électorales.

La formule de propagande est maintenant tellement populaire que les États-Uniens la réduisent à l’acronyme MAGA, y compris sur des casquettes rouges. Deux jours avant sa prestation de serment, le président Trump a déposé une autre demande d’enregistrement en tant que marque protégée du nouveau slogan : Keep America Great, visiblement en prévision de la campagne présidentielle de 2020.

Alors comment rendre dans une autre langue ce MAGA plus ou moins original mais très efficace ? Les Hispanophones optent pour un tas de formules : Que América vuelva a ser grande ; Rehacer la grandeza de América ; et le plus souvent Haz América grande otra vez, ce qui pourrait aussi signifier quelque chose comme « Faire l’Amérique grande à nouveau ».

Photo: Robyn Beck Agence France-Presse Donald Trump et sa célèbre casquette

Un petit malin a suggéré d’y aller avec : ¡ Arriba América !, tout simplement. Ce qui n’élude pas le problème que pour tous les latinos (y compris les Brésiliens lusophones), l’América comprend toutes les Amériques et ne se réduit donc pas aux États-Unis.

Les médias francophones, jusqu’ici, optent le plus souvent pour la transposition disant « Rendre à l’Amérique sa grandeur ». Une option valable, même si la pompeuse référence à la grandeur s’éloigne des significations plus familières de great, qui pointe vers ce qui est magnifique, grand ou large, mais aussi génial, super, cool et intense.

« Donald Trump est très intéressant du point de vue de la traductologie, le domaine de réflexion sur la traduction : au-delà des difficultés techniques du passage d’une langue à une autre se posent toutes sortes d’enjeux éthiques, politiques et idéologiques, explique Louis Jolicoeur, qui dirige les programmes en traduction et en terminologie de l’Université Laval. Traduire, c’est faire oeuvre de sociologue. Quand on traduit quelqu’un, on l’amène ailleurs et cet ailleurs n’est pas toujours aussi habilité qu’on le pense à le recevoir. »

Nos catégories mentales

 

Le professeur Jolicoeur parlait de ces difficultés dans un séminaire de maîtrise en se penchant sur le cas particulier et fascinant de Trump. « Il y a quatre coins au carré : il faut se poser des questions sur les contextes de production et de traduction, mais aussi de réception de l’original et de la traduction. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes. Parfois, les quatre pôles coïncident ; parfois non. Parfois, le contexte d’origine ne nous dit plus grand-chose, par exemple si on traduit un très vieux texte ; parfois, le discours provient d’un monde avec des codes culturels méconnus dans un autre. »

Le film de science-fiction Arrival du Québécois Denis Villeneuve, maintenant en nomination pour huit Oscars, en fait la magnifique démonstration. L’histoire d’une linguiste chargée de décrypter le langage d’extraterrestres illustre l’hypothèse des anthropologues Sapir-Whorf voulant que nos représentations mentales dépendent de nos catégories linguistiques.

Donald Trump rajoute des os à profusion pour qui veut faire passer une représentation dans une autre catégorie, et encore plus pour les interprètes qui doivent travailler à chaud. La traductrice française Bérengère Viennot a raconté en décembre sur Slate.fr la difficulté à traduire « quelqu’un qui parle si mal ». Le président utilise un vocabulaire et une grammaire du niveau d’un élève de 6e année, selon une analyse de la Carnegie Mellon University. L’éloquence de Ronald Reagan et de Barack Obama oscillait autour de la 10e année d’étude.

« La pauvreté du vocabulaire est frappante, écrivait Mme Viennot. Il est évident que son vocabulaire limité traduit une pensée étriquée. Et le fait que le leader de la plus grande puissance occidentale tienne un discours politique simpliste, pauvre, sans aucune sophistication est plutôt alarmant. »

Isabelle Collombat, professeure de traduction à la Sorbonne, connaît l’article de Slate et s’apprête à en parler avec ses étudiants. « Ma perception rejoint celle de Mme Viennot, dit-elle de Paris. Sur le plan stylistique, Trump représente un casse-tête pour la traduction justement parce qu’il a une langue marquée par un vocabulaire assez limité, très répétitif, qui tranche avec ce qu’on attend habituellement d’un homme politique, surtout de cette envergure. En le traduisant, avec son élocution hésitante habituelle et ses tournures très familières ou pires, on risque de donner une image assez médiocre de lui. Mais en réalité, si cette traduction est fidèle, on s’approche de ce qu’on entend en anglais. »

Appeler une chatte « pussy »

La diffusion de la fameuse bande de l’émission Acces Hollywood concentre le dilemme. On y entend l’ancienne vedette de la téléréalité Donald Trump enregistrée à son insu en 2005 confier qu’il agresse des femmes. Il dit qu’il se permet de les toucher : « Grab them by the pussy. »

Les médias anglophones ont présenté la bande et sa formule vulgaire. Les reporters et les traducteurs du reste du monde ont surchauffé.

 

En mandarin par exemple, il n’y aurait pas d’équivalent pour le mot pussy. Les médias chinois auraient donc généralement opté pour une référence aux « parties intimes ». Ce qui retire la grossièreté de l’original tout en rendant inintelligibles les contre-attaques symboliques, comme celle des bonnets de minet utilisés massivement par les participantes à la Marche des femmes au lendemain de l’assermentation du président.

Le français « chatte » convient au plus près en franco-français, mais moins en franco-québécois, où un terme plus vulgaire (rimant avec « bouffe » ou « pelote»…) aurait pu faire l’affaire. Faudrait-il donc québéciser Trump, un peu comme un personnage de la série des Simpson en québécois ? Les trois professeurs de traduction interrogés répondent tous qu’en cas de doute, vaut mieux aller plus haut que plus bas dans le truchement.

« Plus vous descendez dans un niveau de langue, plus le langage est familier, plus il est ancré culturellement, ajoute la professeure Collombat, qui a enseigné pendant 18 ans, à l’Université Laval, jusqu’à l’automne dernier. C’est le principe de ce qu’on appelle la localisation. Traduire Obama en une sorte de français diplomatique ne posait pas de problème. Trump a des tournures très familières et il semblerait logique de l’adapter en fonction des localisations. »

Son ex-collègue Nicole Côté, de l’Université de Sherbrooke, pose des limites à cette option. Elle propose un parallèle avec les personnages des premiers films de Xavier Dolan qui s’expriment en joual extrême.

« Leur langue a beaucoup, beaucoup de richesse vernaculaire, dit la professeure Côté. Le principal problème de Trump, c’est qu’il n’a pas beaucoup de vocabulaire. On peut le traduire en bon québécois. Mais si on le marque trop de cette façon, il aura l’air d’être déraciné de son propre univers. C’est pourquoi en général on opte pour un français assez neutre, dans une langue que personne ne parle vraiment ici. »

Elle souligne à son tour le lien entre la langue et les valeurs. « Qu’on le veuille ou non, il y a toutes sortes de façon de traduire et, chaque fois, le traducteur fait des choix idéologiques. Une traduction infiniment belle peut trahir un texte original. Beaucoup de gens pensent que la traduction, c’est juste de la reproduction. Même mes collègues pensent ça. Mais non. Les traductions sont toujours idéologiques même si notre éthique à nous, traducteurs, demande de traduire au plus près de l’original. »

Le professeur Jolicoeur cite le théoricien de la culture Walter Benjamin, pour qui la traduction est un prolongement de l’original. Pas une simple transposition, mais bien un prolongement qui permet une manipulation positive ou négative, d’autant plus quand on passe d’une culture éloignée à une autre.

« Les problèmes se chevauchent, termine le professeur Jolicoeur, celui des niveaux de langue, de la transposition de l’oral à l’écrit, et puis la question du français régional ou standardisé. On voit bien l’importance de la traduction qui peut faire passer M. Trump comme un parfait imbécile vulgaire ou comme un politicien qui parle cru au peuple. »

 

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

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