La vague de suicides chez les autochtones était «évitable», selon le coroner

Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir
Le gouvernement du Québec dit prendre « très au sérieux » les recommandations du coroner Bernard Lefrançois, qui a conclu dans un rapport que la vague de suicides survenue dans une communauté autochtone de la Côte-Nord aurait pu être évitée.

La ministre déléguée à la Santé publique Lucie Charlebois a indiqué en entrevue que le gouvernement était déjà « en marche » pour améliorer la situation dans les communautés.

Québec compte d’ailleurs proposer la création d’une table de travail commune avec le gouvernement fédéral pour « s’assurer que les gens ne passent pas à travers les mailles du filet ».

Dans son rapport d’une quarantaine de pages rendu public samedi, Me Lefrançois a constaté que les communautés autochtones étaient mal outillées pour gérer l’ampleur de la crise des suicides, relevant également de nombreux problèmes de communications entre les intervenants concernés.

Dans les cinq cas de suicides survenus en 2015 dans la communauté d’Uashat mak Mani-Utenam, les victimes — Alicia Grace Sandy, 21 ans, Charles Grégoire-Vollant fils, 24 ans, Marie-Marthe Grégoire, 46 ans, Céline Rock Vollant, 30 ans, et Nadeige Guanish, 18 ans — avaient présenté des signes de détresse avant de poser leur geste, souligne le coroner dans son rapport.

Selon le coroner, les cinq personnes — quatre Innus et un Naskapi — ont présenté des facteurs associés au suicide, dont la consommation d’alcool et de drogues, les difficultés familiales, l’exposition au suicide d’un proche et les troubles mentaux.

« Il y avait beaucoup de ressources humaines utilisées par les services sociaux à la suite de suicides, mais ça réquisitionnait presque tout le monde et là il n’y avait plus personne pour s’occuper des personnes à risque », a expliqué plus tôt Me Lefrançois en entrevue avec La Presse canadienne.

Me Lefrançois constate que les autochtones sont plus touchés par ces divers problèmes, rappelant que le taux de suicide est deux fois plus élevé dans ces communautés que dans la population en général.

Certains gestes

Mme Charlebois a fait valoir que le gouvernement du Québec avait déjà posé certains gestes, notamment en créant une table de gestion de crise en 2015 pour répondre aux besoins de la communauté ou en formant des intervenants dans les centres de prévention du suicide.

Elle a toutefois reconnu qu’il y avait encore beaucoup à faire, citant en exemple la nécessité d’embaucher des interprètes dans les centres de prévention pour qu’ils parlent la langue de ceux qu’ils desservent.

« C’est sûr qu’on va s’asseoir nous, les membres du gouvernement, pour échanger là-dessus parce que ça interpelle plusieurs ministères et on va proposer au gouvernement fédéral de travailler avec eux et la communauté », a-t-elle déclaré.

La ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien, Carolyn Bennett, devait réagir par communiqué, samedi.

«Pas le choix»

Le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Ghislain Picard, estime que les gouvernements fédéral et provincial « n’ont pas le choix » de se pencher sur l’efficacité des services en place, qui semblent déficients selon le coroner.

« Les communautés elles-mêmes doivent également regarder de leur côté et savoir comment on peut intervenir de façon un peu plus préventive sur le terrain », a-t-il ajouté.

M. Picard sent une certaine réceptivité de la part du gouvernement du Québec, « qui essaie de se doter d’un processus pour jeter un regard plus en profondeur sur la question du développement social dans les communautés », dit-il.

Le porte-parole du Parti québécois en matière d’Affaires autochtones, Alexandre Cloutier, incite le gouvernement à agir rapidement. « De toute évidence, il y a des problèmes de communication, de ressources, de compréhension de la langue, d’accès à des communications pour des services d’aide », a-t-il indiqué.

Enjeu des réserves

M. Cloutier a par ailleurs relevé que le gouvernement du Québec devrait aussi se pencher sur le problème de fond, les réserves autochtones, que le coroner a comparé au système d’apartheid en Afrique du Sud dans son rapport.

« Les réserves, elles sont archaïques, elles sont désuètes et il est grand temps de revoir le modèle qui maintient un statut différent pour les autochtones et les non-autochtones », a-t-il déclaré.

Mme Charlebois n’a pas voulu s’avancer sur cet enjeu, affirmant qu’il y avait plusieurs autres recommandations à prendre en compte prioritairement. « Ce sera peut-être un enjeu qui sera discuté à la table de travail, mais il y a tellement de choses à faire », a-t-elle affirmé.

La réflexion sur la situation des réserves n’est pas un nouveau débat, a souligné M. Picard. « Il faut que nos façons de faire changent. Il faut que la loi fédérale sur les Indiens qui remonte à 1876 soit vraiment mise au rancard. Je pense qu’il n’y a personne qui sera contre ça, mais c’est dans la façon de faire. Mais ce n’est pas du jour au lendemain qu’on peut y arriver », a-t-il soutenu.

Recommandations 

Le coroner a offert plusieurs recommandations dans son rapport.

Il suggère la création d’une « ressource spécialisée » dans les communautés pour gérer les crises suicidaires qui serait disponible sept jours sur sept et 24 heures sur 24 pour aider les personnes en difficulté, qui pourraient aussi rester temporairement dans cet établissement.

Il recommande aussi au Centre intégré de santé et des services sociaux de la Côte-Nord de revoir ses pratiques quant à l’hospitalisation et le traitement de personnes suicidaires. Dans son rapport, il cite notamment le cas d’Alicia Grace Sandy, qui avait reçu son congé lorsqu’une psychiatre avait jugé qu’elle ne représentait plus de danger pour elle-même.

« On peut comprendre qu’une personne peut évoluer et changer son attitude, mais il est difficile de s’expliquer pourquoi une personne en crise suicidaire ne nécessite tout à coup plus de services psychiatriques, quand, deux jours plus tôt, on voulait demander à un juge de la contraindre à l’hospitalisation et aux examens », souligne le coroner.

Me Lefrançois souligne aussi l’importance pour le CISSS de se doter d’un interprète pour bien comprendre les difficultés des patients.

Centre de prévention 

Le coroner suggère également au gouvernement canadien de créer un centre de prévention du suicide autochtone qui offrirait des services dans toutes les communautés autochtones du Canada.

« Il y a des centres de prévention du suicide dans toutes les régions mais pour les Autochtones, il n’y en a pas. Quand une personne autochtone appelle au centre de prévention et ne trouve pas quelqu’un à qui parler dans sa langue, la conversation ne dure pas longtemps », a expliqué Me Lefrançois.

Le coroner demande aussi à Ottawa de consacrer de nouvelles ressources pour mieux surveiller les activités des individus à risque sur les réseaux sociaux. Charles Grégoire-Vollant fils, âgé de 24 ans, avait écrit sur Facebook qu’il voulait « faire un truc de fou comme son père » — qui s’était suicidé lui-même quelques années plus tôt. Aucun suivi n’a été effectué par rapport à ce message à l’aide.

Me Lefrançois demande aussi aux gouvernements du Québec et du Canada d’instaurer un service de police sept jours sur sept, 24 heures sur 24 dans la communauté naskapie de Kawawachikamach, d’où une victime était originaire. Il semble que le service de police ne fonctionnait pas en tout temps en raison du manque d’effectifs et de budget, selon le coroner.

« Une communauté doit avoir des premiers répondants en poste en tout temps », soutient-il.

À la demande du ministère de la Sécurité publique, le coroner a lancé une enquête publique en janvier 2016 sur la vague de suicides survenue entre le 10 février et le 31 octobre 2015. Plus d’une trentaine de témoins ont été entendus et des dizaines de documents ont été déposés en vue d’élaborer les recommandations.

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