Le design, une affaire d’hommes?

Dans les années 1930, l’architecte allemand Ernst Neufert a établi toutes sortes de mesure pour les femmes et les hommes.
Photo: Getty Images Dans les années 1930, l’architecte allemand Ernst Neufert a établi toutes sortes de mesure pour les femmes et les hommes.

La plupart des meubles sont dimensionnés selon un étalon moyen qui est masculin. Part négligée de l’ergonomie, la taille des femmes est prise en compte… dans la cuisine.

Bienheureuse Boucle d’or. Volupté de trouver la chaise, puis le lit, parfaitement adaptés à sa taille. Volupté que ne connaîtront jamais des milliards d’êtres humains, laissés de côté par la standardisation du mobilier. La hauteur des sièges, des tables ou encore des lavabos est globalement toujours la même, pour une zone géographique donnée en tout cas. Mais comment est-elle déterminée ?

Historiquement, plusieurs designers ont posé des jalons, à commencer par Le Corbusier. En 1945, il conceptualise le Modulor, silhouette universalisée permettant de concevoir la structure et la dimension du mobilier tant que des unités d’habitation. S’appuyant sur une taille de 1,83 m et le nombre d’or, le Chaux-de-Fonnier établit que la hauteur idéale d’une chaise doit être de 43 centimètres — la fourchette aujourd’hui oscille de 42 à 46 centimètres — et celle d’une table, de 70. Ce qui laisse de côté une part importante de la population ; les femmes notamment.

L’homme au bistrot, la femme au lavabo

Et lorsque les théoriciens en tiennent compte, ce sont dans des situations qui hérissent aujourd’hui. Ainsi, en 1936, l’architecte allemand Ernst Neufert publie Les éléments des projets de construction, dans lequel il établit toute une série de mesures, plaçant l’homme assis à un bureau ou à une table de bistrot tandis que la femme — en tablier — est debout devant le lavabo ou le fil à linge. Henry Dreyfuss, lui, écrit Designing for people en 1955, mettant en scène Jo, Josephine et des enfants.

« Contrairement au Corbusier, qui cherchait l’homme moyen, Dreyfuss a essayé de ne pas laisser d’individus sur le bord de la route. Il imagine par exemple des objets ambidextres, pour droitiers et gauchers, comme le fer à repasser. Il tient compte des différences hommes et femmes, mais d’un point de vue de métiers et d’activités surtout », souligne Alexandra Midal, historienne du design et professeur à la Haute d’école d’art et de design (HEAD) de Genève.

« Il réfléchit ainsi à la hauteur idéale d’une chaise pour une secrétaire ou à la taille d’un aspirateur tenu par une femme — c’est lui qui a dessiné le Hoover. »

Problème : cette ségrégation sexiste perdure aujourd’hui. « Après discussion avec les clients, j’adapte généralement la hauteur du plan de travail et du lavabo à celle de la dame, parce que c’est elle qui passera plus de temps en cuisine, admet Victor Dos Santos, vendeur-concepteur en cuisine chez Furst, à Versoix. Le standard est d’environ 90 centimètres, mais on peut jouer avec la hauteur des pieds. » La normalisation de l’électroménager, en outre, induit de facto celle du plan de travail.

Les femmes sont les grandes oubliées de l’ergonomie

Taille globalisée

Chez Ikea, on assure pourtant tenir compte de « données anthropométriques provenant de partout dans le monde, mélangeant les hommes et les femmes, auxquelles on retranche les 5 % les plus hauts et les plus bas pour obtenir une taille optimale » ; la plupart des assises tournent autour de 45 centimètres de haut, ce qui correspond à un homme très grand selon les standards du Corbusier. Les variations de produits tiennent plus des goûts culturels ou de la résistance des matériaux au climat que de la taille moyenne d’un Chinois par rapport à celle d’un Suédois, explique le géant du kit.

Et cette globalisation est de mise bien au-delà de l’entreprise jaune et bleu. Des chaises mythiques comme la Navy, designée durant la Seconde Guerre mondiale pour équiper les sous-marins américains, se trouvent désormais sur la terre entière, en version originale ou copiée. Idem de la fameuse Thonet, égérie des bistrots.

« La vision moderniste basée sur un ratio universel est quand même discutable. On voit bien que la position d’un homme indien pouvant tenir très longtemps accroupi sur ses talons est très inconfortable pour un Suisse, par exemple. Henry Dreyfuss, comme la plupart des designers industriels de l’époque, était d’ailleurs un eugéniste, rappelle Alexandra Midal. Les constantes sont liées à des choix économiques et politiques. Et les femmes sont les grandes oubliées de l’ergonomie. »

« Assise sur une chaise standard, une femme de taille moyenne ne peut pas poser ses pieds au sol. Or c’est un principe de base pour le confort et la bonne circulation du sang, rappelle Vera Bustamante, ergonome à Lausanne. Dans ce cas, la parade est de porter des talons hauts, ce qui pose d’autres problèmes de santé. »

Michelle Rossier, directrice de Teo Jakob à Carouge, a constaté quelques adaptations, mais elles ne concernent pas spécifiquement les femmes : « Les assises et les plateaux des designers nordiques sont un peu plus hauts que ceux des Italiens, avec qui nous travaillons également beaucoup. Et la hauteur des meubles tend à augmenter avec la taille moyenne des populations. La 3107 de Eames existe désormais en différents calibres. »

Photo: iStock «Assise sur une chaise standard, une femme de taille moyenne ne peut pas poser ses pieds au sol. Or c’est un principe de base pour le confort et la bonne circulation du sang. Dans ce cas, la parade est de porter des talons hauts, ce qui pose d’autres problèmes de santé», rappelle Vera Bustamante, ergonome à Lausanne.

Au bureau et dans les écoles, où les individus restent assis des heures durant, des normes fixent très clairement les dimensions, inclinaisons, etc., à adopter. La norme ISO5970 concernant les « établissements d’enseignement » établit par exemple que l’assise d’un siège doit être située à 38 cm du sol pour une personne de 1,50 m et à 46 pour une personne de 1,80 m. Elle a été approuvée en 1977 par l’Afrique du Sud, le Mexique ou la Yougoslavie (sic).

« Nous nous basons toujours sur les normes établies par ce genre d’organismes dès lors que nous travaillons pour le domaine public. Les grandes entreprises font de même pour leurs employés, expliquent les designers de Big Game, à Lausanne. Mais récemment, nous avons travaillé pour un éditeur japonais. Là, nous nous sommes fondés sur les hauteurs de chaises des vieux bistrots environnants, ceux dans lesquels les gens restent longtemps parce qu’ils se sentent bien. »

Souplesse et adaptation

 

L’équation de Boucle d’or paraît insoluble, car si l’on fabriquait des chaises de toutes les tailles, la table se retrouverait inadaptée à une partie des convives. « Cette question est compliquée parce que l’on sait bien que retrancher un centimètre à une table change radicalement le rapport. Il y a eu une période où l’on mettait de l’ergonomie partout. Les objets étaient surdessinés afin de correspondre à un maximum de personnes, mais c’était finalement très inconfortable », estime Nicolas Le Moigne, designer et professeur à l’École cantonale des arts de Lausanne (ECAL). « La différence est prise en charge par la souplesse du corps ou l’ajout d’un coussin ou d’un escabeau. Cela confère une marge de manoeuvre qui correspond à 90 % des besoins de la population, renchérit Carlo Parmigiani, architecte d’intérieur et professeur à la HEAD. De plus, l’ergonomie est également une question de perception ; au-delà de la taille de votre fauteuil, la distance qui le sépare de votre voisin jouera aussi sur votre bien-être. » Pour l’architecte genevois Christian Geissbuhler, le salut viendra peut-être des imprimantes 3D et, en attendant, « les petits devront toujours s’adapter et les grands plier les jambes dans l’avion ».

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