L’étonnante journée de travail des enfants du numérique

Les travailleurs nés entre 1980 et 1997 ne conçoivent pas le travail de la même manière que leurs aînés.
Photo: iStock Les travailleurs nés entre 1980 et 1997 ne conçoivent pas le travail de la même manière que leurs aînés.

Soucieux de préserver leur temps libre, les « digital natives » inventent leurs propres modes de vie et bouleversent les codes au travail. Décryptage.

Ils sont allergiques à la hiérarchie, portent des jeans et écoutent Spotify au bureau. Ils se rencontrent virtuellement et fuient les réunions qu’ils considèrent comme coûteuses en temps et inutiles. Ils se méfient du « corporate life », trop contraignant, vertical, cloisonné et impersonnel, et rêvent d’entreprendre. D’aucuns auront reconnu les fameux « Y » ou « digital natives », ces individus nés entre 1980 et 1997.

Mal à l’aise avec les codes traditionnels du monde professionnel, ils n’acceptent pas les journées de travail dites « à la papa ». Aux horaires classiques de 9 heures à 17 heures, ils préfèrent les longues journées entrecoupées de multiples pauses pendant lesquelles ils échangent avec leurs amis, font des achats en ligne, répondent à leurs courriels privés, ou encore réservent leurs prochaines vacances. « On parle de multitasking, le travail multitâche qui nous fait zapper d’un dossier à l’autre et perdre en efficacité, mais aussi de blurring pour désigner l’effacement de la frontière entre la vie professionnelle et personnelle », relève le site Régions Job, dans un article intitulé « La journée de travail des générations Y et Z va vous étonner ».

Du travail au loisir

 

Ainsi, chez Best Buy par exemple, Beth Trippie passe allègrement du travail au loisir pendant les heures de bureau. Cette spécialiste de la planification estime en effet que, tant que les résultats sont là, ses employeurs n’ont pas à se demander comment le travail est réalisé. « Je joue constamment aux jeux vidéo, on m’appelle au téléphone, et je me mets au travail. Et, il faut le dire, je le fais et je le fais bien. »

Cette manière de travailler pose cependant de vrais problèmes aux entreprises qui, dans bien des cas, se trouvent désemparées face aux « Y ». Les recruteurs leur reprochent notamment de ne pas avoir la « culture de l’effort », contrairement à leurs aînés les baby-boomers et les « X » (les quadragénaires d’aujourd’hui), mais aussi d’être des zappeurs compulsifs, incapables de se concentrer sur une tâche. Pour 53 % des dirigeants d’entreprises, les « Millenials » sont enfin difficiles à recruter et à fidéliser.

L’épanouissement avant toute chose

À quoi sont dues ces différences ? « Contrairement à leurs aînés, les générations Y et Z ne vivent plus pour le travail. Leur priorité est l’épanouissement personnel », explique Pierre Moniz-Barreto, auteur du livre Slow Business. Pour Clément Finet, auteur du livre Vraies passions, vrais talents, nous vivons depuis trois décennies dans un monde où les parents élèvent leurs enfants en leur disant, et ce depuis leur plus jeune âge : « Mon [ma] chéri[e], peu importe le travail que tu feras plus tard, du moment qu’il te plaît et que tu le fais à fond ! » Et 25 ans plus tard, ce sont des personnes ainsi câblées qui débarquent sur le marché du travail. « Sachant cela, comment feindre la surprise en constatant que les jeunes refusent de rester en poste quand ils se sentent condamnés à faire un travail qui ne leur plaît pas ? »

Les « Y » veulent par ailleurs être reconnus pour « ce qu’ils sont », y compris dans le cadre du travail. « C’est une attitude qui reste bien mystérieuse pour un grand nombre d’entreprises », poursuit Clément Finet. Car dans l’esprit des plus jeunes, « ce qu’ils sont » se traduit par le fait qu’ils ne sauraient être résumés au titre qui figure sur leur carte de visite professionnelle. Ils veulent et attendent des entreprises qu’elles se montrent capables de prendre en compte leurs spécificités, leur individualité.

Comprendre le monde des Y

 

D’ici 2025, environ 76 % de la main-d’oeuvre sera composée de « Millennials ». Que peuvent faire les entreprises pour attirer, mais aussi intégrer, impliquer et retenir ces salariés ? Dans Henri IV, de Shakespeare, Falstaff explique au roi que, pour être populaire auprès de ses sujets, il doit entrer dans « leur monde ». À cet égard, le monde dans lequel évoluent les « Y » ne ressemble guère à celui de leurs parents. Ils doivent par exemple affronter des milliers de diplômés pour décrocher un premier emploi.

Contrairement à leurs aînés, les générations Y et Z ne vivent plus pour le travail. Leur priorité est l’épanouissement personnel.

 

La génération Y est aussi la première à faire face au déclassement social. « Autrefois, ce qui faisait la vraie attractivité du travail, c’est qu’il était perçu comme un ascenseur social », poursuit Clément Finet. Au cours du XXe siècle, et même un peu avant, cet ascenseur a fonctionné dans les pays occidentaux : la plupart des cols blancs qui réussissaient entraient dans une entreprise réputée au début de leur carrière professionnelle puis gravissaient les échelons d’une hiérarchie fonctionnelle étroite tout en apprenant l’art du management. « Aujourd’hui, cette belle machine est grippée. Désormais, plus personne ne parle d’ascenseur social, mais on craint au contraire la descente sociale. »

Les défis managériaux

 

Cette « génération sacrifiée », pour reprendre le terme du sociologue Louis Chauvel, se retrouve flouée avant même d’avoir commencé à travailler. « Les “milleuristas”, ceux qui gagnent 1000 euros et moins par mois, sont présents partout », dit Stéphane Garelli, président du conseil d’administration du Temps et auteur du livre Êtes-vous un tigre, un chat... ou un dinosaure ?. Ces jeunes n’ont le choix qu’entre le chômage, le sous-emploi ou le sous-paiement. Ils sont désabusés par rapport à notre société qui n’a pas tenu ses promesses : “Nous avons étudié, nous avons travaillé dur comme vous nous l’avez dit — et maintenant nous n’avons toujours pas d’emploi décent.” » En résulte un refus des anciens modes de fonctionnement.

Un constat s’impose : les employeurs doivent évoluer sur certaines questions, comme la gestion du temps et des espaces. À cet égard, l’Alliance4YOUth, qui regroupe en Suisse les entreprises AMAG, DS Smith, EY, Firmenich, la Poste Suisse, Lagerhäuser Aarau AG, Model Group, Nestlé, l’Université de Genève et White Case, a demandé à une cinquantaine d’étudiants issus des hautes écoles de toutes les régions linguistiques suisses de définir l’employeur de leur rêve. Bilan : l’entreprise idéale est celle qui présente notamment une hiérarchie horizontale et propose des horaires flexibles, avec « home office » et « mobile office ». Les jeunes rêvent aussi d’égalité salariale, de développement durable et de pouvoir exercer librement leurs hobbies sur leur lieu de travail.

Des initiatives remarquables émergent de certains employeurs qui font l’effort de s’adapter aux attentes de cette génération en proposant une grande liberté d’horaires, mais aussi en supprimant les échelons hiérarchiques ou encore en organisant des vidéoconférences avec Skype en lieu et place des traditionnelles réunions chronophages.

Aucune contrainte horaire

 

Chez Loyco par exemple, une entreprise basée à Genève, les salariés ne connaissent aucune contrainte horaire. Très proche de ses employés, le coiffeur star italien Rossano Ferretti se targue d’avoir un roulement de personnel particulièrement faible par rapport à la moyenne du secteur de la coiffure. Son secret ? « Je leur prépare une aventure de vie, confie-t-il. Un coiffeur originaire des Pouilles qui rêve d’exotisme peut se retrouver s’il le souhaite aux Maldives, à Shanghai ou à Paris. Si l’aventure lui déplaît, je m’arrange pour qu’il retrouve sa terre natale au plus vite. En toutes circonstances, les maîtres mots sont “flexibilité” et “écoute”. À cet égard, tous mes collaborateurs ont accès à mon mail privé. En cas de problème, ils peuvent donc me joindre directement et ne doivent pas passer par différents intermédiaires, ce qui horizontalise bien évidemment la communication. »

Quant à Michael Page, l’entreprise de recrutement a revu toute sa philosophie il y a trois ans. « En 2013, nous avions un roulement de personnel important, se souvient Charles Franier, directeur Exécutif Michael Page Genève-Lausanne. Une remise en question s’imposait. La direction a pris des initiatives pour améliorer l’environnement de travail et réduire les départs, tels que les horaires flexibles, le télétravail, le temps partiel, mais aussi la promotion d’activités sportives. Nous avons enfin un réseau social interne, Yammer, l’équivalent de Facebook pour les entreprises. » Ces efforts ont porté leurs fruits : Michael Page occupe aujourd’hui le 4e rang des entreprises certifiées « Top Employer » en Suisse.

À voir en vidéo