Est-il possible de changer d’avis?

Dans nos sociétés contemporaines, le bon fonctionnement de la démocratie ou la gestion de notre santé impliquent qu’on soit ouverts à adapter nos croyances en fonction des réalités factuelles qu’on met au jour.
Photo: Kena Betancur Agence France-Presse Dans nos sociétés contemporaines, le bon fonctionnement de la démocratie ou la gestion de notre santé impliquent qu’on soit ouverts à adapter nos croyances en fonction des réalités factuelles qu’on met au jour.

En 2011, le Public Religion Research Institute de Washington, institut de sondages spécialisé dans le religieux, interrogeait un quota de quidams en leur posant la question suivante : un individu qui a commis des actes immoraux dans sa vie privée est-il en mesure de « se comporter de manière éthique dans sa vie publique et professionnelle » ? Parmi les sondés qui se définissaient comme « Blancs protestants évangéliques », 30 % répondaient que oui. Cinq ans plus tard, en automne 2016, l’institut reposait la même question. Résultat ? Le taux de « Blancs protestants évangéliques » répondant « oui » avait grimpé à 72 %.

Pourquoi ce groupe ethno-religieux a-t-il massivement changé d’avis ? Les évangéliques blancs se sont-ils convertis à l’immoralité ? Ou ont-ils réaménagé leurs croyances pour faire une place à Donald Trump ? « Dieu a toujours utilisé des gens imparfaits pour réaliser sa gloire », se justifiait une voix dans un texte publié par le journal USA Today. Un psychologue expliquerait le phénomène en disant que face à Trump, les évangéliques blancs ont remanié leur système de valeurs pour réduire la « dissonance cognitive », c’est-à-dire l’état mental franchement flippant où deux choses absolument inconciliables paraissent vraies. Quand notre cerveau éprouve cette dissonance, il est prêt à tout pour s’en débarrasser.

Le fromage et la carotte

 

Moi, par exemple. Un jour, un médecin me diagnostique un excès de cholestérol. Changement de régime : exit le gorgonzola au mascarpone, le boudin au chorizo. Quelques années plus tard, une connaissance bien intentionnée me conseille le livre d’un médecin français : j’y lis que pour réduire mon cholestérol, je dois ingurgiter un tas de fromage au réveil et limiter drastiquement ma consommation de légumes. Cette théorie trouve dans mon esprit un terreau fertile, car elle apporte une réponse apaisante à ma frustration fromagère. Elle est par ailleurs suffisamment bizarre pour être séduisante : comme le note l’anthropologue états-unien Pascal Boyer, une bonne histoire doit contenir un minimum d’éléments contre-intuitifs pour avoir du succès. S’ensuit une période où je découvre les joies matinales du café-raclette, et où je salive en fantasmant sur les plaisirs désormais interdits de la carotte râpée.

Manque de bol, le storytelling du médecin fromageophile ne tient pas la route dans la vraie vie : mon « mauvais » cholestérol grimpe au lieu de baisser. Retour à la case départ. Sauf qu’entre-temps, l’ensemble de la théorie du cholestérol en vient à être démasqué comme une gigantesque imposture scientifico-pharmaceutique, comme l’expliquaient tout récemment un documentaire sur Arte et un dossier de L’Illustré. J’applaudis ce dévoilement, mais je peine à me débarrasser de ma croyance graissophobe, bien qu’elle soit périmée. La dissonance cognitive est devenue mon quotidien. C’est épuisant.

Vrai, faux : le cerveau s’en moque

« Notre cerveau n’a pas été façonné par l’évolution pour évaluer si une chose est vraie. Au cours du processus évolutionnaire, notre cerveau a été équipé de l’impulsion de créer, transmettre et défendre des croyances qui ont une certaine utilité, qu’elles soient vraies ou fausses », note l’essayiste australien Aaron C. T. Smith, auteur du livre Cognitive Mechanisms of Belief Change, paru en mai. Quelle est donc cette « utilité » ? Tout d’abord, « les croyances font un tri dans les signaux qui nous viennent du monde extérieur ». Elles « nous permettent de nous forger une image de ce qui se passe sans qu’on croule sous la masse de l’information ». Elles servent donc à réduire l’afflux de données, à simplifier tant bien que mal notre perception du réel. En deuxième lieu, elles favorisent la formation de groupes humains, donc la coopération et la cohésion sociale qui ont joué un rôle central dans notre évolution. Enfin, « les systèmes de croyances offrent du réconfort en atténuant l’anxiété ».

Témoignage : « Lorsque les circonstances de la vie ont fait que j’ai beaucoup perdu (confort, statut, insouciance, etc.), j’ai découvert des richesses insoupçonnées en moi, qui se sont exprimées à travers la création artistique. Cela a fait basculer beaucoup de mes valeurs », raconte Anne Voeffray, photographe lausannoise. Quelles valeurs, avant et après ? « Même si je m’en défendais, j’ai reconnu — en les perdant — que mes valeurs d’avant tournaient autour de la sécurité, du confort et d’un certain conformisme. Maintenant, ma valeur principale est la liberté et avec elle l’expressivité, le partage, et l’instant présent. » Les croyances ont tendance, en effet, à s’adapter spontanément à la situation qu’on vit. Elles se modifient si la situation change pour continuer à « faire du sens », comme on dit. En s’adaptant, elles nous aident à nous adapter.

L’ignorance n’est pas le problème

D’un côté, les croyances sont donc fluides, mouvantes et incontrôlées. On peut les manipuler en tirant sur quelques ficelles : empathie, désir d’appartenance, réduction du sentiment d’incertitude… D’autre part, elles résistent farouchement si on les défie frontalement. « Si on s’efforce de changer d’avis sur quelque chose, un des centres de la peur de notre cerveau s’active, nous alertant d’un danger imminent. Notre cortex préfrontal dispose de la puissance nécessaire pour surmonter l’action des centres de la peur, faisant valoir la raison et la logique. Mais il est lent à agir et il demande un gros effort », remarquent Sara et Jack Gorman, spécialistes états-uniens en santé publique, auteurs de Denying to the Grave : Why We Ignore the Facts that Will Save Us, paru en septembre.

Problème : dans nos sociétés contemporaines, le bon fonctionnement de la démocratie ou la gestion de notre santé impliquent qu’on soit ouverts à changer constamment d’avis en fonction des réalités factuelles qu’on met au jour. Mais « la biologie et la psychologie humaine insistent, elles, pour qu’on s’accroche de toutes nos forces à nos croyances ». Il n’est pas étonnant, selon Sara et Jack Gorman, que les personnes qui nient l’évidence factuelle soient parfois intelligentes, instruites et informées : « Le problème ne réside par dans l’ignorance, mais dans des forces psychologiques qui ont été importantes pour notre adaptation et notre survie, ainsi que pour la formation des sociétés humaines. »

Faits, émotions et mitrailleuses

 

Quadrature du cercle : comment favoriser des changements d’avis fondés sur l’examen des faits, tout en reconnaissant que les mécanismes qui nous enferment dans des croyances erronées sont ceux-là même qui fondent notre humanité ? Sara et Jack Gorman invitent les chercheurs qui étudient les réalités factuelles à communiquer leurs résultats en s’adressant également aux émotions. Face à quelqu’un qui défend avec acharnement des convictions aberrantes, plutôt que de le braquer en le mitraillant de faits, les deux auteurs suggèrent de renvoyer à la personne ses propres arguments, sur un ton calme et dépassionné. « Cela tend à désengager la partie émotionnelle de son cerveau, ce qui libère de l’espace pour engager sa partie plus rationnelle. »

Quant à nous, quidams lambdas, on tâchera de cultiver des convictions à la fois souples et toniques en s’exposant autant que possible à la complexité. Témoignage : « J’ai grandi en Valais, dans une famille catholique. Puis j’ai fait des études d’anthropologie, je suis devenue féministe et militante d’extrême-gauche. Ensuite j’ai fait des voyages qui m’ont exposée à l’incroyable diversité des modes de vie. J’ai réalisé ainsi que j’avais adopté des lunettes avec lesquelles je regardais le monde de manière binaire, par exemple pour définir ce qu’est une femme opprimée ou une femme libérée », raconte Marie, Lausannoise employée dans le monde associatif. A-t-elle changé de valeurs ? « Je reste persuadée que l’analyse du monde en terme de classes sociales est juste. Mais je pense aujourd’hui que ce n’est là qu’une partie du réel. » Changer, ne pas changer ? Les deux à la fois.

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