La nouvelle chasse aux sorcières
![«On sait depuis des années que les agences de maintien de la loi [...] vont à la pêche en ramassant des métadonnées sur la facturation des comptes de cellulaire ou de courriel», martèle Stéphane Leman-Langlois.](https://media2.ledevoir.com/images_galerie/nwd_461579_320408/image.jpg)
Le professeur Stéphane Leman-Langlois est un spécialiste de la police, du renseignement, du terrorisme, des technologies et du contrôle social. Il a récemment collaboré au livre «Transparent Lives» sur la surveillance au Canada. Il enseigne à l’Université Laval.
Avez-vous été surpris par les récentes révélations sur l’ampleur de l’espionnage des journalistes québécois ?
Pas du tout. Chaque fois que je parle de surveillance depuis des années et que je dis aux journalistes qu’ils sont les premières cibles, la plupart d’entre eux lèvent les yeux au plafond parce qu’ils n’y croient pas. Ils me traitent de parano parce que je suis dans les études de la surveillance. Je suis certain que le phénomène est d’une ampleur bien supérieure à ce qui vient d’être dévoilé. Je pense que les révélations de la SQ — arrivées très, très rapidement et concernant, comme par hasard, des écoutes datant d’anciens directeurs de ce corps de police — sont faites pour détourner l’attention. Mais bon, il va y avoir une commission d’enquête et, si elle peut lever des pierres, on va en trouver bien plus, de ces histoires de surveillance.
En quoi cette surveillance des journalistes est-elle différente de celle de la population ?
On sait depuis des années que les agences de maintien de la loi comme le Centre de la sécurité des télécommunications et le Service canadien du renseignement de sécurité vont à la pêche en ramassant des métadonnées sur la facturation des comptes de cellulaire ou de courriel. Cette surveillance de masse recueille, plusieurs dizaines de fois par jour, chaque année, depuis des années, d’énormes montagnes de données sur des centaines, sinon des milliers, de personnes. Il n’y a donc pas que les journalistes sous suspicion au Canada. Mais eux, évidemment, sont plus au courant de certains crimes ou de certaines histoires. Et c’est tellement facile de récolter des données maintenant : dans notre monde, très, très peu de gens protègent leurs données, y compris les journalistes.
Vous y voyez une responsabilité professionnelle ?
De ne pas protéger ses communications pour le mortel moyen, ce n’est peut-être pas grave. Pour un journaliste, c’est l’équivalent de brûler toutes ses sources. Un des premiers articles publiés par le magazine en ligne The Intercept après les révélations d’Edward Snowden [en 2013], sur les écoutes dans le monde, expliquait pourquoi et comment un reporter devait protéger ses données. Ça dépasse l’entendement qu’en 2016 des journalistes soient assez patates, assez naïfs pour penser qu’une source contactée avec un cellulaire personnel est à l’abri ! Ce que la police a fait est absolument et grossièrement inacceptable, on s’entend, et je pense que les têtes devraient rouler bientôt. C’est quand même triste de voir les journalistes pleurer parce qu’ils perdent leurs sources alors qu’ils ont été négligents, puisqu’un enfant pouvait pirater leurs informations.
Pourquoi la police s’intéresse-t-elle aux métadonnées ?
À partir d’un compte de téléphone, on peut savoir qui parle à qui, à quel moment, de quel endroit, à quelle fréquence. On peut en tirer toutes sortes de déductions. Si vous appelez votre secrétaire à 15 h, c’est une chose. Si vous l’appelez à 3 h du matin, c’est autre chose. Des fois, même le contenu de la conversation ne révèle rien. En sociologie, on appelle conversation indexicale celle qui se réfère à d’autres conversations. Les métadonnées, elles, parlent toujours, et les logiciels les font parler en essayant d’établir des patterns qui permettent ensuite de remonter aux individus.
La loi n’interdit pas de surveiller les citoyens ?
La loi interdit de cibler des citoyens canadiens. Les agences la contournent en expliquant qu’elles ne ciblent personne en particulier puisqu’elles ramassent toutes les métadonnées.
Les agences canadiennes coopérant au sein de l’alliance Cinq Yeux (Australie, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, États-Unis et Canada) peuvent-elles aussi contourner la loi en demandant à un pays tiers de surveiller certains Canadiens ?
C’est le mur du son que les chercheurs n’ont pas encore dépassé. On ne peut qu’avancer des hypothèses. Même Snowden ne nous a pas beaucoup aidés à ce sujet avec ses révélations. En fait, on est rendus a environ 18 membres plus ou moins informels de cette alliance fondée en 1947. Israël reçoit toutes les données en vrac et c’est un membre des Five Eyes plus important que le Canada.
Comment sommes-nous arrivés à cette ère de surveillance généralisée ?
Nous y sommes arrivés avec une combinaison de transformations politiques et technologiques. Pendant la guerre froide, les espions écoutaient le bloc de l’Est. L’ennemi était bien identifié et ses messages, bien cryptés. Après 1989, pendant dix ans, on s’est retrouvés dans un flou. On cherchait de nouveaux ennemis. Les attaques du 11 septembre 2001 en ont fourni un paquet. La différence, c’est que les messages peuvent être captés et déchiffrés très facilement, mais qu’on ne sait plus qui sont nos ennemis. Ils semblent partout, cachés chez nos voisins, dans les écoles, sur Internet.
N’y a-t-il pas comme une impression de nouvelle chasse aux sorcières, en tout cas d’une situation de panique morale généralisée ?
Si on s’en tient aux prétextes des autorités, il y a une menace à la sécurité nationale qui justifie un moyen de surveillance beaucoup plus efficace. Si on regarde la taille de la menace par rapport à la taille des moyens pour y faire face, on a d’un côté un maringouin et de l’autre un marteau-piqueur pneumatique. C’est complètement disproportionné. En plus, la police dit : on aimerait ça, aussi, surveiller les journalistes, et les syndicalistes, et les étudiants au carré rouge, et les manifestants anti-pipeline, et les autochtones. Ça commence à faire du monde. Fiablement, les moyens de surveillance ne sont presque jamais utilisés contre les terroristes et presque toujours contre les contestataires et les opposants. Nous avons donné aux autorités des possibilités de surveillance inégalées dans l’histoire de l’humanité. Ça va continuer tant qu’on ne se réveillera pas pour exiger que nos données personnelles demeurent privées.
Ça va s’arrêter où ?
Nous offrons de plus en plus de facettes de nos vies à la surveillance avec la numérisation croissante, les appareils mobiles et maintenant les appareils connectés. Les télés sont intelligentes, les frigos aussi et les ampoules ou les jouets pour enfants. Une brosse à dents branchée dit si vous êtes à la maison ou pas. Pour le moment, les agences n’ont pas de dispositifs qui permettent de tirer profit de ces données comme dans l’univers de 1984 de George Orwell. Mais elles travaillent très fort pour y arriver.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
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