Mémoire de vaincues

Une gravure ancienne montrant les techniques d’extermination préconisées par l’Inquisition au Moyen Âge. Il est difficile d’établir avec certitude le nombre de femmes qui ont péri par le feu entre le XIVe et le XVe siècle.
Photo: Wikimedia Une gravure ancienne montrant les techniques d’extermination préconisées par l’Inquisition au Moyen Âge. Il est difficile d’établir avec certitude le nombre de femmes qui ont péri par le feu entre le XIVe et le XVe siècle.

Les sorcières sont partout, pour ceux qui savent les voir. Tremblez, chers lecteurs, les nouvelles sorcières entendent bien passer un coup de balai sur le monde.

Le retour célébré des sorcières semble racheter les siècles de terreur où des dizaines de milliers de femmes furent brûlées vives. Pourquoi tant de haine au cours des siècles ? La question continue de faire couler beaucoup d’encre.

Tracer des cercles de protection et invoquer les déesses fait sourire aujourd’hui, mais il n’y a pas si longtemps, si on vous soupçonnait de ce genre de pratiques, on pouvait vous visser et griller la langue, écraser vos mains sur une enclume, vous sectionner les pieds ou vous plonger dans l’eau, pieds et main liés, jusqu’à ce que vous couliez (ce qui était une « preuve » de votre innocence). On cherchait par ces techniques barbares à démontrer que vous aviez pactisé avec le diable. Le plus grand spécialiste de l’histoire des sorcières en Europe, Robert Muchembled, est formel : « Ces femmes ont été victimes de l’intolérance religieuse extrême de 1560 à 1640. »

Un débat de chiffres

 

Il est difficile d’établir le nombre de personnes décédées à la suite d’accusations de sorcellerie depuis le Moyen Âge et la Renaissance. Des sources ont disparu dans plusieurs pays d’Europe. « Les nazis étaient fascinés par le thème de la chasse aux sorcières. Ils ont fait venir beaucoup de documents originaux durant l’Occupation et les meilleures statistiques venaient de là… mais elles ont disparu », dit Robert Muchembled. Selon l’historien, près de 30 000 personnes ont été brûlées sur le territoire de l’Empire romain germanique entre le XIVe et le XVe siècle. C’est sans compter les cas de persécution collective extrêmement importants dont il ne reste plus de traces. L’historien Brian P. Levach va, quant à lui, jusqu’à parler de 110 000 procès et 60 000 condamnés à mort. Le nombre d’accusations et d’exécutions paraît encore plus flou après la période de « chasse » officielle.

Chose certaine, 80 % des victimes étaient des femmes. C’est pourquoi des féministes ont demandé au pape Jean-Paul II, au tournant des années 2000, de condamner le « sexocide » ayant sévi durant deux siècles (1450-1650) sous la bénédiction de l’Église, comme il l’a fait pour l’« infortuné peuple juif, si longtemps persécuté pour la fausse accusation de déicide ». En vain.

Un débat de fond

 

L’explication généralement acceptée veut que les sorcières aient été persécutées au nom de la guerre contre l’hérésie de la part d’une Église surpuissante. C’est ainsi qu’on s’expliquait ce massacre irrationnel jusqu’à ce que des historiennes féministes amènent de nouveaux éléments de compréhension. L’Italienne Silvia Federici a bouleversé l’interprétation de l’Inquisition en défendant la thèse selon laquelle les causes du phénomène ne sont pas religieuses, mais socio-économiques. « [La chasse aux sorcières] était aussi un instrument pour la construction d’un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes reproductif était mis sous la coupe de l’État et transformé en ressources économiques », écrit-elle dans Caliban et la sorcière, paru pour la première fois en 2004.

Entre le XVe et la fin du XVIIe siècle, les sociétés européennes vivent un bouleversement total. Sous la pression d’un capitalisme naissant, un nouvel ordre social voit le jour : les hommes qui devront désormais aller vendre leur force sur le marché du travail, alors que les femmes deviennent des bonnes et des machines à enfanter. Celles et ceux qui se voient persécutés sont avant tout des pauvres, des paysans récalcitrants à la spoliation de leurs droits ancestraux, des femmes indépendantes, des guérisseuses et des sages-femmes. Barbara Ehrenreich et Deirdre English vont aussi dans ce sens dans Sorcières, sages-femmes et infirmières (Remue-ménage, 2016). Elles affirment que les sorcières furent avant tout persécutées parce qu’elles détenaient et transmettaient des savoirs médicaux à la barbe de l’État et de la médecine moderne naissante. Loin d’être un processus tranquille, la victoire de la science et de l’État moderne se serait bâtie sur les cendres de ces milliers de femmes torturées et persécutées.

Silvia Federici va plus loin en faisant un pont entre cette époque et la nôtre. « En réalité, il y a un retour des chasses aux sorcières. Des dizaines de femmes, dans différents pays, particulièrement en Afrique, en Inde, en Papouasie ont été tuées pour sorcellerie, dit-elle. Juste pour l’Afrique, on parle de plus de 20 000 femmes dans les 15 dernières années. » La persistance des chasses aux sorcières de nos jours dans des pays dits « en développement » démontre, pour Silvia Federici, que la violence de l’accumulation capitaliste est toujours actuelle… et fait le même genre de victimes.

Il faut donc revisiter ce passé, mais pas n’importe comment. La chercheuse donne comme exemple l’exposition Witches and Wicked Bodies, présentée au British Museum de Londres, l’an dernier. « Toutes ces représentations montrent systématiquement la sorcière vue par les artistes. Il n’y avait aucune image montrant les tortures. On nous cache ce qui s’est réellement arrivé aux sorcières et la cruauté des peines. Les institutions traitent du sujet en déformant l’aspect le plus important. »

Ces omissions prouvent, selon la chercheuse, l’importance du débat historique. Car comprendre les causes des persécutions d’hier peut permettre de comprendre celles d’aujourd’hui. « Des femmes crucifiées et brûlées vives. Ça se passe maintenant et personne n’y prête attention. »

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