Abracadabra, nous revoilà!

Elles sont partout, pour ceux qui savent les voir. Tremblez, chers lecteurs, les nouvelles sorcières entendent bien passer un coup de balai sur le monde.
« Vous serez impuissant. Vous aurez une douleur constante aux tripes. La honte sera votre manteau. » Des formules datant du Moyen Âge ? Ce sont plutôt des incantations prononcées lors du débat présidentiel du 8 octobre dernier par un regroupement de sorcières, le World Ad-Hoc Association of Witches, pour nuire à la performance de Donald Trump… Et, si l’on en croit le résultat, leur sort semble avoir fonctionné ! Contrairement à l’image historique de la méchante vieille femme, la sorcière réhabilitée par les féministes jouit aujourd’hui d’une nouvelle popularité.
Les sorcières contemporaines ont leurs propres médias grand public — et très lucratifs, comme Broadly, une déclinaison de Vice — et les covens (clans de sorcières) se multiplient. Même la mode veut sa part du gâteau, tel Urban Outfitters et sa ligne White Witch. « Juste dans la région de Québec, dernièrement, il y a de plus en plus de gens qui s’affichent ou qui participent à des activités. J’ai d’ailleurs été à une soirée païenne en mai dernier et il y avait une vingtaine de personnes, alors que ça tournait autour de cinq personnes auparavant », dit Mireille Gagnon, qui a réalisé une thèse sur la sorcellerie contemporaine au Québec.
Ce sont aussi de jeunes femmes branchées qui créent des collectifs de sorcières et qui se réunissent lors d’un « Tarot Brunch » et autres soirées « Virgin Sacrifice » organisés par les new-yorkaises Witches of Bushwick. À Montréal, il y a même deux écoles de magie et de paganisme où les participants peuvent assister à des cours tels que « Danses circulaires et croisement des pas » et « Création et disposition de l’autel ».
Marie-Andrée Godin, artiste contemporaine et étudiante en arts à l’Université Laval, qui travaille sur les sorcières dans le cadre de son mémoire de maîtrise, avoue avoir été envoûtée par le sujet. « Je l’ai un peu pris dans l’air du temps et par d’autres qui avaient déjà fait le chemin historique », dit-elle. D’ailleurs, au fil de ses recherches, elle a décidé de s’affirmer officiellement en tant que sorcière.
Celle qui fait peur
De plus en plus de femmes trouvent un sens dans la puissance politique et l’esthétique subversive des sorcières. Ingrid, la jeune trentaine, dit s’intéresser à la sorcellerie depuis son adolescence. « Avoir un look de sorcière, ça peut donner un certain pouvoir, une certaine confiance en soi », dit-elle. Son discours est partagé par nombre d’autres femmes rencontrées par Le Devoir.
Pour plusieurs d’entre elles, la marginalisation historique des sorcières trouve un écho dans l’oppression que subissent les femmes d’aujourd’hui. Se revendiquer de cet être monstrueux permet de combattre l’aliénation des injonctions à la beauté, à la gentillesse, à la performance, à la douceur qu’on attribue encore naturellement aux femmes.
« C’est correct que la sorcière soit méchante, dans un sens, martèle Marie-Andrée Godin. On se fait dire depuis des siècles et des siècles d’être gentilles. On n’est jamais “ frue ”, on se met au service de tout le monde. Il y a un pouvoir dans la colère ! »
« La sorcière, c’est un pouvoir, c’est maléfique, observe de son côté Yolande Cohen, professeure au Département d’histoire de l’UQAM et spécialiste de l’histoire des femmes. C’est l’ensorcellement, c’est être crainte. C’est l’opposé de Cendrillon, dans un sens. »
Réappropriation
Cette réhabilitation trouve ses racines dans les années 1960, alors que des féministes se sont consciemment réapproprié cette insulte, à la manière des termes péjoratifs « queer » ou « negro ».
« Ç’a été une revendication assumée, autant aux États-Unis qu’en Europe, affirme Mme Cohen. Les femmes ont dit : “ En tant que femmes, nous avons été poursuivies et nous revendiquons cette identité ”. Une manière de dire qu’on sait qu’on ne plaît pas aux voisins. »
Les pionnières du mouvement W.I.T.C.H. (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) ont sévi sur la côte est états-unienne dans les années 1960-1970. Lors de leurs happenings, vêtues de noir, portant des chapeaux pointus et le visage pâle, les W.I.T.C.H. jetaient des sorts aux institutions patriarcales. Un épisode particulièrement mystique raconte que la cellule de New York aurait réussi à faire chuter les cours de la Bourse de Wall Street.
Une insoumise radicale
La pratique de la sorcellerie séduit aujourd’hui par son aspect concret, une impression de changer directement les choses. Pour la célèbre sorcière Starhwak, sorcellerie et militantisme politique sont inséparables. Cette Californienne lutte depuis les années 1970 au sein du mouvement écologiste, antimilitariste et antinucléaire. Son combat écoféministe se nourrit de sa spiritualité sorcière, et inversement. « Être une sorcière signifie cultiver une spiritualité enracinée dans la nature, l’érotisme et la terre, et voir dans les images féminines du sacré une source de pouvoir pour les femmes », écrit-elle dans Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, un ouvrage récemment réédité.
Cible de nombreuses vagues de persécutions par les pouvoirs religieux et étatiques dans l’histoire, la sorcière incarne une insoumise radicale à travers les âges.
Difficile, donc, d’être sorcière sans se sentir interpellée par les injustices des XIVe et XVe siècles, où l’Inquisition a fait pratiquement la guerre contre les femmes qui ne correspondaient pas à sa vision de la féminité. Sylvia Federici, historienne féministe, met de l’avant l’idée que l’Inquisition est le fruit du mélange entre le capitalisme naissant, qui cherche à s’emparer des terres communes, et la consolidation de l’État moderne. Celles qui savent avorter et soigner ne peuvent que déranger un système économique qui voudrait les astreindre à la sphère domestique et à la reproduction. « La chasse aux sorcières était une attaque contre la résistance des femmes à la progression des rapports capitalistes, contre le pouvoir dont elles disposaient, en vertu de leur sexualité, de leur contrôle de la reproduction et de leurs aptitudes à soigner », écrit celle qui a attiré des centaines de personnes lors d’une conférence tenue à Montréal en 2015.
L’intellectuelle dit se méfier de l’engouement trop simpliste envers le magique et le surnaturel, particulièrement dans la culture pop commerciale. Sous les grands effets spéciaux hollywoodiens, Federici voit la continuation du processus d’expropriation capitaliste : « Plus les gens sentent qu’ils perdent la capacité de contrôler les éléments déterminants de leur vie, plus ils ont besoin d’images de pouvoirs surnaturels. »
Mieux connaître le monde des sorcières
Dans le magazine W, «Fall 2016, the Season of the Witch»Le magazine Web Broadly à propos des collectifs W.I.T.C.H.
Le magazine Sabat est une publication dédié à la sorcellerie et au féminisme
Le documentaire The Burning Times, disponible sur le site Web de l'ONF
Le reportage The Power of the Witch, diffusé par la BBC en 1971
Page Facebook des Witches of Buchwick
Le texte « L'écran ensorcelé, sur la sorcière au cinéma », par notre journaliste François Lévesque