L’attente angoissée d’un père syrien

Antoun Jbel ne sait pas combien de temps il pourra tenir loin des siens. «Si ça dure, je vais retourner mourir avec ma famille.»
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Antoun Jbel ne sait pas combien de temps il pourra tenir loin des siens. «Si ça dure, je vais retourner mourir avec ma famille.»

Il tremble chaque fois qu’il regarde Facebook. Antoun Jbel n’est pas pris d’une fébrilité joyeuse, mais d’une profonde et noire agitation. Sa femme, Manal Al Jaber, et leur fille, Cham, sont bloquées à Alep, en Syrie, où les bombardements ont repris de plus belle dans les derniers jours. Citoyen canadien d’origine syrienne, M. Jbel interpelle les ministres fédéral et provincial de l’Immigration pour l’aider à trouver une porte de sortie.

« Je ne dors plus, je suis épuisé, je vais devenir fou », confie-t-il après avoir raconté sa « petite histoire », comme il la nomme pour rappeler l’ampleur du drame collectif. Pensant qu’il pourrait rapidement installer Manal ici grâce à la réunification familiale, l’homme de 59 ans est revenu au Québec il y a 10 mois. Il y avait vécu près d’une décennie entre 1994 et 2003, avant de repartir vers son pays natal à cause « d’une situation familiale compliquée ».

De retour en Syrie, il a trouvé la femme de sa vie et une meilleure situation professionnelle qui l’ont convaincu de rester. Une fille est née après leur mariage il y a huit ans. « Je gagnais bien ma vie, je pouvais mettre de l’argent de côté, j’étais ingénieur électrique dans une grande compagnie, j’avais ma famille, ma maison », explique-t-il.

Une fois le conflit déclenché, ses économies ont fondu rapidement avec l’inflation, et la famille a dû déserter après un attentat sa grande maison en banlieue de Damas pour rejoindre des proches à Alep. « La première voiture a explosé, beaucoup de gens sont venus. Quand tout le monde est arrivé, la deuxième voiture a explosé. Dans ma maison au dernier étage, j’ai trouvé des restes humains, je ne peux pas oublier, je les vois des fois dans mes rêves », relate-t-il.

Pas de sauf-conduit

 

Dans le salon d’un ami à Laval, Antoun Jbel se prend le front pour chasser les traces de ses insomnies sans vraiment y parvenir. Son cerveau en ébullition semble reprendre ses recherches. « Qui peut agir ? Y a-t-il une solution ? », demande-t-il. Son intention, en revenant au Québec en novembre dernier, était de parrainer Mme Al Jaber grâce au programme de réunification familiale. Or, les critères provinciaux et fédéraux exigent du garant qu’il ait gagné une somme d’au moins 40 000 $ durant la dernière année, pour pouvoir subvenir aux besoins de la personne parrainée.

M. Jbel a bien eu quelques emplois temporaires depuis son arrivée, dont celui d’être interprète pour les réfugiés syriens arrivés dans la grande vague entre décembre 2015 et février 2016. Il suit présentement un cours pour obtenir l’accréditation de chauffeur de taxi, un métier qui lui paraît au moins stable et garanti, même s’il possède d’autres qualifications. « Mais même si je trouve du travail maintenant, je dois attendre au moins un an pour déposer la demande, puis au moins un an pour attendre qu’elle soit traitée, qui sait ce qui va arriver à Alep ? J’ai peur tout le temps. »

Une ville désespérée

 

La trêve qui avait presque fait cesser les combats en Syrie a été de courte durée. Dès lundi dernier, un convoi d’une vingtaine de camions d’aide humanitaire a été bombardé près d’Alep. Vendredi, le régime Assad et la Russie ont relancé une offensive aérienne des plus intenses.

Alors que le Conseil de sécurité de l’ONU se préparait à se réunir dimanche, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) rapportait que les immeubles détruits par les raids ont enseveli une vingtaine d’enfants. Des habitants des quartiers Est d’Alep, ceux bombardés par Assad et Poutine, ont aussi raconté à l’Agence France-Presse que plusieurs bombes à sous-munition jonchent les rues.

La frontière avec la Turquie est en outre de plus en plus ardue à franchir pour les milliers de Syriens qui tentent de trouver refuge dans un pays où 2,7 millions de leurs compatriotes ont fui. Des tirs des gardes-frontières contre ces déplacés ont été rapportés à plusieurs reprises dans les derniers, bien qu’ils soient démentis par Ankara.

Après avoir compris que la réunification par parrainage était impossible dans l’immédiat, Manal Al Jaber a tenté d’obtenir un visa de touriste de l’ambassade canadienne au Liban, ce qui lui a été refusé. Dans la lettre de refus qu’il montre sur son cellulaire, c’est le silence sur sa fille qui l’a choqué le plus. « Ça brûle », dit-il en montrant sa gorge.

Sa fille Cham possède la nationalité canadienne, mais la séparation d’avec sa mère lui apparaît comme la pire des solutions. « Si ma fille arrive ici sans sa mère, elle deviendra folle au bout de quelques jours, elle est attachée à sa mère, elle dort avec elle », explique-t-il.

Le Syrien d’origine n’est pas contre les règles établies. Il réclame cependant une fine ouverture dans le mur auquel il se bute : « Une seule loi ne peut pas tout réguler. C’est important, il faut une exception pour les cas humanitaires. » Il n’a pas connaissance de cas semblables au sien, même s’il est conscient que des dizaines de milliers de ses compatriotes cherchent à se réinstaller.

Au moment où ces lignes étaient écrites, le cabinet du ministre fédéral de l’Immigration, John McCallum n’avait pas répondu à la demande de M. Jbel. Quant au cabinet de la ministre provinciale de l’Immigration, Kathleen Weil, il se garde de « commenter un cas particulier » et offre de le mettre en contact avec un agent du Ministère.

Antoun Jbel ne sait pas combien de temps il pourra tenir. « Si ça dure, je vais retourner mourir avec ma famille. »

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