Une mort qui célèbre la vie

La famille de Cicilia Laurent tentait de lui faire reconnaître le titre de doyenne de l’humanité par le «Livre Guinness des records». Elle se sera finalement éteinte à 120 ans.
Photo: Paul Chiasson La Presse canadienne La famille de Cicilia Laurent tentait de lui faire reconnaître le titre de doyenne de l’humanité par le «Livre Guinness des records». Elle se sera finalement éteinte à 120 ans.

En quête d’histoires d’amour réelles, «Le Devoir» s’est invité dans des mariages de diverses communautés culturelles, aux rites et traditions pluriels. Notre série Quatre mariages et un enterrement vous promène de voeux en voeux dans des célébrations qui soulignent l’amour… Et la mort. Dernier de cinq textes.

Cicilia Laurent est née en 1896, dans cette Haïti du XIXe siècle encore verdoyante qui s’est vue passer de colonie d’esclaves à première république noire libre, et trouva la mort le 23 mai dernier, dans la civilisation d’un quartier coincé entre les autoroutes 13 et 15, à Laval.

Entre les deux, presque une éternité : 120 ans d’une vie qui a connu les deux guerres mondiales, 32 coups d’État, près d’une cinquantaine de présidents, moult cyclones et intempéries en plus du séisme dévastateur, en 2010, qui a d’ailleurs failli l’emporter. « Elle est restée sous les décombres pendant trois jours. C’est après qu’on a décidé de la faire venir ici », a raconté au Devoir son petit-fils Ronald Chéry.

Ainsi, à 114 ans, la dame avait encore des choses à vivre et n’était donc pas prête à « aller trouver Jésus », comme elle a souvent dit à ses proches qui s’inquiétaient de la voir tomber malade. Mais un dimanche soir comme tous les autres, après un souper familial qui a frôlé minuit, la vieille dame, qui ne prenait aucun médicament et n’avait aucun problème de tension ni de cholestérol, s’est tout simplement levée de table pour aller trouver son lit. Et est partie sans bruit.

« Elle riait toujours beaucoup et nous racontait des histoires, mais ce soir-là, elle était plus calme. Aux environs de 4 h, elle ne s’est pas réveillée pour prier comme elle le faisait d’habitude », a raconté M. Chéry. « Quand on l’a touchée, on s’est rendu compte qu’elle n’était plus. Son coeur s’était arrêté, c’est tout ».

La vie peut être longue… surtout vers la fin, diraient certains. Cicilia Laurent ne s’ennuyait pas pour autant dans le monde des mortels, elle affectionnait même plus que tout prier pour tout un chacun, « pour qu’on puisse vivre une longue vie nous aussi », rapporte son petit-fils. Pour les enfants qu’elle ne supportait pas de voir devant la télévision et qu’elle renvoyait à leurs livres, pour tous ces journalistes, politiciens et badauds qui défilaient chez elle tous les mois, et surtout à chacun de ses anniversaires en janvier pour s’étonner de son âge vénérable, et même pour des personnes âgées comme elle, qui l’invitaient dans leur résidence de l’âge d’or à venir prier, même si elles ne comprenaient rien au créole, la seule langue qu’elle parlait.

Une vie simple

 

Cadette d’une famille de cultivateurs qui comprenait aussi six frères et six soeurs, Cicilia, que ses proches appelaient « gran’n », n’a pas fait de longues études et a dû aider ses parents à la ferme dès son adolescence. Elle s’occupa par la suite à vendre ce qu’elle pouvait, de ses récoltes jusqu’aux produits qui lui tombaient sous la main. Sa vie fut faite de bonheurs simples entourée de ses 12 enfants (dont 6 sont morts à la naissance) qui lui ont donné 7 petits-enfants, 11 arrière-petits-enfants et 3 arrière-arrière-petits-enfants.

Cicilia avait sa façon bien à elle d’entrevoir le monde. Depuis l’occupation américaine en 1915 jusqu’à Duvalier père, elle appelait chacun des présidents haïtiens « blanc noir ». À partir de 1957, François Duvalier, qui était médecin, se faisait appeler « papa doc » et pour elle, tous les présidents de pays étaient des « doc ».

« Elle nous a appris que tout le monde mérite mieux. Tout le monde mérite l’amour et la paix », souligne Ronald Chéry, avec qui elle a passé les dernières années de sa vie de même que sa fille Violette, dont elle était très proche. « Elle nous a aussi appris à aimer tout le monde, quelle que soit la personne et peu importe d’où elle vient. »

Et passèrent les années. Cicilia, qui disait devoir sa longévité à l’amour qu’elle portait à Jésus — et à une alimentation faite de produits sains venant de la terre —, se tenait toujours debout. « Vivant dans un pays où les gens sont broyés par le temps, où chacun attend son tour, sachant qu’il ne tardera pas, où “la vie dure”, comme on l’appelle là-bas, emporte les plus durs, toi, Cicilia, tu t’es moquée du temps », a déclaré un de ses proches dans un discours hommage à ses obsèques.

Gloire à Dieu

Cicilia Laurent a eu droit à des funérailles loin des mauvais esprits et des rites vaudous — qu’elle ne pratiquait pas vraiment en tant que fervente chrétienne —, dans une église de brique moderne, fréquentée par des Haïtiens protestants de Chomedey, à Laval. Dans cette église aux allures d’amphithéâtre d’école secondaire, une centaine de proches et d’amis, mais aussi quelques politiciens locaux, s’étaient réunis en ce samedi matin pluvieux pour lui rendre un dernier hommage. « Les obsèques durent généralement huit jours en Haïti », explique Ronald Chéry. « Mais ici, on ne peut pas, ce serait difficile, car tout le monde travaille. »

Sur la scène, où étaient projetées des croix de lumière dans les tons de bleu et de violet, se succédaient les discours et les chanteuses gospel, accompagnées par une fanfare. En bas, entouré d’immenses couronnes de fleurs, le cercueil ouvert laissait voir la défunte, enfin sa dépouille, vêtue de ses plus beaux habits du dimanche. Très bien habillés eux aussi, les gens qui ont aimé Cicilia sont venus tour à tour s’y recueillir, pleurer ou se lamenter à tue-tête. « Cicilia ne voulait pas qu’on pleure. Elle voulait simplement qu’on donne gloire à Dieu et qu’on fasse honneur aux principes qu’elle nous avait inculqués, dit M. Chéry. Si elle en avait eu les moyens, elle aurait construit une école pour les enfants en Haïti. Elle a toujours eu ce projet. »

Pour l’éternité

Elle est donc partie sans avertir, sans rien laisser, ni testament ni dernières volontés. « Elle ne pensait pas mourir, elle pensait vivre encore plus longtemps », dit son petit-fils avec le plus grand sérieux. Et parlant de papiers, Ronald Chéry avait presque fini d’amasser ceux qui allaient permettre à sa grand-mère haïtienne de la faire reconnaître comme doyenne de l’humanité dans le Livre Guinness des records.« On avait tous les formulaires, il ne manquait plus que les lettres de deux personnes qui n’étaient pas des membres de la famille pour attester qu’ils la connaissaient et qu’elle était bien vivante. On a dû laisser tomber. »

Parions que Cicilia Laurent s’en moque à présent, elle qui, quelque part dans un mausolée de Laval, repose désormais en paix pour l’éternité.

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