Du champ au bureau d’immigration

Ils passent des mois penchés dans les champs, concentrés dans des serres ou parmi les animaux de boucherie. Un groupe de travailleurs agricoles étrangers et de militants parcourt l’Ontario pour réclamer davantage de droits, dont celui de rester, alors que le gouvernement fédéral a entrepris une révision des programmes qui les amènent ici.
La caravane « Harvesting Freedom » (« Récolter la liberté ») s’est mise en marche dimanche au sud de la province voisine, à Leamington, capitale autoproclamée de la tomate au Canada, endroit de haute concentration des migrants dans l’agriculture. « Après 50 ans de négation de la possibilité d’exercer ses droits, cette situation doit finir pour qu’ils puissent travailler sous des conditions décentes et humaines », affirme d’emblée Chris Ramsaroop, membre du collectif organisateur Justice pour les travailleurs migrants. L’accès à la résidence permanente figure en tête de liste de leurs revendications.
Le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) existe en effet depuis 50 ans. Une période durant laquelle le nombre de migrants venus d’ailleurs pour cultiver nos champs n’a cessé d’augmenter. En 2015, aux 41 700 ouvriers agricoles venus du Mexique et des Antilles sous le PTAS s’ajoutaient aussi 11 000 personnes du volet agricole et peu spécialisé du programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), provenant surtout du Guatemala, du Honduras ou du Salvador. L’an dernier, ils étaient ainsi 12 000 au Québec et 27 000 en Ontario.
« Ça fait 50 ans que nous mettons de la nourriture sur la table des Canadiens dans des conditions qui sont dignes du XVIIIe siècle », affirme Gabriel Allahuda. Originaire de Sainte-Lucie, une île des Antilles comptant environ 170 000 habitants, il a récolté des tomates et des poivrons — « biologiques » précise-t-il — à intervalles durant quatre années consécutives. Il avance que la possibilité de demander la résidence permanente, comme pour la plupart des autres catégories d’immigration, deviendrait une carte de négociation devant le patron.
Les longues heures supplémentaires, pas toujours rémunérées, les menaces d’être renvoyé à la maison si la productivité n’est pas assez bonne, la vie confinée au lieu de travail sont venues à bout de l’homme de 45 ans. Il a rencontré le collectif Justice pour les travailleurs migrants et milite avec eux, tout en espérant que sa demande de résidence permanente pour motifs humanitaires (il a tout perdu dans un ouragan en 2010) sera acceptée.
Prendre le porte-voix
L’idée de cette caravane rurale qui ira jusqu’à Toronto, puis à Ottawa, est de distribuer de l’information au grand public et aux travailleurs eux-mêmes, et de « construire des solidarités ». « C’est une occasion pour faire savoir aux Canadiens que ça existe dans leur société », espère M. Allahuda.
Son collègue Alberto Moreno Fartorius veut croire lui aussi à une absence de sensibilisation pour expliquer les manquements aux normes du travail et aux droits fondamentaux, largement documentés. Venu du Mexique sous le PTET avec un rare contrat de deux ans en poche, il a subi des blessures à l’acide en nettoyant les serres de son employeur. « La bonbonne contenant le liquide industriel était percée. La journée même, le superviseur ne m’a pas cru. Le lendemain, j’ai montré mes espadrilles en train de se défaire et ma peau, rouge, qui brûlait », relate-t-il.
Après avoir réussi à obtenir des traitements, il s’est plaint au ministère du Travail de l’Ontario, qui a forcé la ferme à payer une amende. Cette démarche marqua le début du harcèlement psychologique au travail : « Le superviseur venait me dire de me dépêcher à chaque heure, il se moquait de moi, m’attribuait les tâches les plus dures. » Son permis de travail au Canada étant « fermé », il ne pouvait travailler que pour ce seul employeur.
Un matin, celui-ci le convoque pour le renvoyer, sous prétexte qu’il se chamaille avec ses collègues. « J’ai pris une vidéo de tous mes compagnons, toutes les preuves que je pouvais et je me suis enfui de l’aéroport pour obtenir justice », se souvient M. Moreno Fartorius. Il a gagné sa cause, mais sans retrouver d’emploi. « Le plus triste, c’est les travailleurs retournés chez eux après des accidents, sans avoir pu même repayer leur investissement [billets d’avion, visa, agence de recrutement]. »
« Muselés » par la peur
Cette crainte d’être renvoyé ou de ne pas être rappelé l’année suivante « muselle » les travailleurs, explique M. Allahuda. La dépendance à ce revenu et à un seul employeur est un puissant dissuasif à prendre la parole, croit aussi Marie-Jeanne Vandoorne, coordonnatrice pour le Québec de l’Alliance des travailleurs agricoles (ATA).
Elle signale tout de même que les travailleurs migrants du Québec, contrairement à l’Ontario, sont protégés par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, en plus d’avoir le droit de se syndiquer dans les fermes ouvertes à l’année. L’organisation reste toutefois ardue et l’accès aux institutions, rare : « La plupart préfèrent vivre avec leurs problèmes, plutôt que prendre des risques. Leur famille laissée derrière attend aussi quelque chose », souligne Mme Vandoorne.
Les conditions de travail et de vie plafonnent donc, souvent très en deçà du minimum en vigueur pour les Canadiens. Elle cite un groupe d’attrapeurs de volailles de Granby, payés quelques dizaines de dollars par jour pour capturer des milliers de poulets. Ils viennent de se syndiquer s’ajoutant à la dizaine d’unités de l’ATA. « Si le visa n’était pas fermé, au moins, ils pourraient changer [d’endroit] », ajoute l’organisatrice syndicale et communautaire.
Chris Ramsaroop, lui, ne mâche pas ses mots : « Un statut d’immigration permanente est essentiel pour égaliser les rapports de pouvoir et s’assurer que les migrants cessent d’être employés par ce système d’apartheid. » La caravane dans laquelle il s’est embarqué dimanche espère se faire entendre, de la campagne ontarienne jusqu’à l’intérieur de la Chambre des communes.