Trait d’union et de division

Le pont Jacques-Cartier, à Montréal, a été utilisé comme symbole dans différentes œuvres.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Le pont Jacques-Cartier, à Montréal, a été utilisé comme symbole dans différentes œuvres.

Imagine-t-on Montréal sans le pont Jacques-Cartier ou encore la ville de Québec sans son vieux pont de fer centenaire ? Les ponts, qu’ils soient de bois ou de béton, font partie de l’imaginaire des villes comme des villages. Aux anciennes routes liquides ils ont ajouté une humanité dont il importe de rappeler l’histoire. Dernier texte d’une série de six.

Dans son oeuvre, l’écrivain Jacques Ferron fait du pont Jacques-Cartier un passage obligé pour qui souhaite mieux comprendre le Québec. À l’en croire, le pont du Havre, rebaptisé Jacques-Cartier en 1934 à l’occasion du 400e anniversaire de l’arrivée du marin malouin, constitue une manière de pont-levis placé devant un grand château citadin à la fois scintillant et irréel, un lieu qui donne l’impression qu’on a changé de monde parce qu’on a changé de rive, mais qui demeure malgré tout fermé par une suite de barrières successives. En somme, nous rappelle Ferron, un pont sert autant à relier deux rives qu’à souligner leur séparation.

Dans son roman intitulé La charette, un véhicule lugubre ramène chaque nuit par le pont Jacques-Cartier les cadavres de ceux qui, au château de la grande ville, ont rencontré le diable lui-même. Ce même thème est aussi au coeur d’un conte intitulé Le pont. La danse macabre du pont virevolte ailleurs aussi dans cette oeuvre immense et sans pareil. Le pont chez Ferron devient ainsi le symbole d’un rapport entre la ville et ses banlieues, voire l’expression du pays lui-même. Ferron écrit : « Ce n’est plus un pays que mon pays. C’est une grande banlieue dispersée, stupide et sans défense. »

Symbole qui fascine

 

Ferron n’est pas le seul à user de l’image des ponts pour rappeler aux humains leur situation fragile et jamais parfaitement déterminée. Ces ouvrages de poutres, de pierre, de béton, de bois ou d’acier unissent des rives différentes, mais demeurent aussi des symboles du désarroi de chacun avec lequel on en vient parfois à « couper les ponts ». Ne dit-on pas « dormir sous les ponts » ou « aller se jeter en bas d’un pont »,alors qu’il est question de la pire des misères humaines ? Les ponts apparaissent aussi aujourd’hui comme des lieux de manifestations d’insatisfactions publiques autant que le théâtre de malversations financières toujours étonnantes, véritables impôts cachés prélevés sur la mobilité de chacun au bénéfice des possédants.

Le trait d’union du pont fascine peut-être autant les hommes parce qu’il constitue un symbole qui nous fait envisager l’écoulement du temps. Qui en effet ne s’est pas penché un jour sur le parapet d’un pont tout en s’imaginant que l’eau qui passe sous lui est le reflet du temps qui fuit ? Peut-être est-ce pour cela en partie que le pont est un lieu de tragédie autant dans des oeuvres de fiction que dans la réalité. Dans La course du lièvre à travers les champs, un film de René Clément de 1972, Jean-Louis Trintignant joue sa vie dans une course-poursuite qui a pour théâtre le pont Jacques-Cartier. Mais le cinéma n’est qu’un éclat de la réalité.

Des catalyseurs

 

En 1986, le cinéaste Claude Jutra saute du haut du pont Jacques-Cartier pour échapper aux tentacules de la maladie d’Alzheimer. Sa mort fera grand bruit, bien qu’elle ne soit pas la première en ce lieu qui se dispute longtemps les records de morbidités du genre avec le Golden Gate, à San Francisco. De 1987 à 2002, on estime à 143 le nombre de personnes qui se sont brisé les os en se jetant du haut du pont Jacques-Cartier.

En 2005, des clôtures anti-saut ont finalement été installées pour empêcher que ces gens dont la vie oscille entre deux rives ne finissent par prendre le large à partir du pont. Selon les spécialistes, la difficulté considérable à les franchir explique en partie seulement pourquoi le nombre de suicides sur ce pont a depuis diminué par trois.

Les ponts demeurent un lieu important où se catalysent des drames. Les accès au pont Mercier ont été bloqués à de multiples reprises par des manifestations autochtones. En 2012, lors du printemps érable, les étudiants avaient mis en alerte le système policier lorsque le pont Jacques-Cartier avait été considéré comme un élément propre à faire valoir des revendications sociales et politiques.

En mai 2005, deux membres de l’association de pères divorcés Fathers4Justice utilisent le pont Jacques-Cartier comme étendard de leur cause. Déguisé en superhéros, un des deux membres gravit la structure au péril de sa vie. En septembre 2005, un autre membre de cette association escalade à son tour la structure, en arborant une bannière où était inscrit « Papa t’aime ». Andy Srougi était monté tout en haut de la structure du pont, paralysant ainsi complètement la circulation entre les deux rives de Montréal pendant près de douze heures.

L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré, auteur du Pont aux trois arches, rappelle que tous les ponts du monde, ceux d’hier comme d’aujourd’hui, vibrent et oscillent quelque peu. On le sent parfaitement bien d’ailleurs lorsqu’on pose pied sur le tablier pour piétons et cyclistes du pont Jacques-Cartier. Par grand vent, lorsque la circulation est abondante de surcroît, on éprouve vraiment l’oscillation de la vieille structure d’acier. Cette oscillation est peut-être celle de l’humanité. Kadaré en tout cas le croit : « Parmi l’infinité des types de construction, le pont représente celui où l’homme a transmis une partie de son trouble, ses angoisses, ses espoirs, sa terreur et ses rêves. »

Consultez tous les textes de notre dossier Nos ponts avec le passé 

À voir en vidéo