Sommes-nous cuits comme des grenouilles bouillies?

Al Gore manie l’allégorie de la grenouille pour parler de notre indifférence au changement climatique.
Photo: Stefan Saur Agence France-Presse Al Gore manie l’allégorie de la grenouille pour parler de notre indifférence au changement climatique.

L’espace de quelques semaines, nous reproduisons une série estivale dans laquelle nos collègues du Temps se penchent sur la zoologie hasardeuse que les humains utilisent pour parler d’eux-mêmes. Dans le premier de cinq articles, on s’interroge : les batraciens se laissent-ils chauffer sans broncher, nous livrant une métaphore de notre accoutumance au pire ?

Armé d’un réchaud et d’un instrument tranchant, le physiologiste allemand Friedrich Leopold Goltz part, en 1860, en quête du lieu où réside « l’âme de la grenouille » (« der Sitz der Seele des Frosches » en allemand). Est-ce la moelle épinière, comme le prétend son confrère Eduard Friedrich Wilhelm Pflüger ? Ou le cerveau ? Pour en avoir le coeur net, Goltz mène des expériences dans son laboratoire strasbourgeois. Un jour, il prend un batracien, le décapite et le place dans un bac d’eau qu’il fait chauffer. Eurêka, si l’on ose dire : l’animal est à peine saisi d’un tremblement lorsque la température atteint 37,5 degrés, mais ne bronche pas. À 42 degrés, sa mort s’ensuit. « La grenouille décérébrée se laisse bouillir lentement, sans bouger », commente Goltz. Il en conclut que, sans cerveau, il y a des réflexes, mais pas de sensations conscientes : pas d’âme.

Goltz consigne ses observations dans un ouvrage minutieusement intitulé Beiträge zu Lehre von den Funktionen der Nervenzentren des Frosches, publié à Berlin en 1869. Une flopée d’ébouillanteurs allemands et anglais réitèrent l’expérience au cours des années suivantes, testant diverses vitesses de cuisson. Tout cela se déroule entre blouses blanches, mais lorsque l’écho de ces essais atteint les journaux et les conversations de café, une omission se glisse dans le récit : on oublie de mentionner la décapitation de l’amphibien. Une parabole s’élabore alors, qui dit à peu près ceci. « Plongez une grenouille dans une casserole bouillante : elle s’échappera. Placez-la dans l’eau froide et chauffez à petit feu : elle s’habituera aux variations de température et restera tranquille jusqu’à se retrouver bouillie. Ainsi en va-t-il de nous autres, humains : si l’on ne perçoit pas le mal qui s’installe par petites touches, on s’en accommodera jusqu’à l’irréparable… »

Le nez du chameau

 

Les exemples humains de ce phénomène semblent abonder. Al Gore manie l’allégorie de la grenouille pour parler de notre indifférence au changement climatique. Les survivalistes l’utilisent pour évoquer l’effondrement de la civilisation. Les psychologues l’emploient pour expliquer pourquoi on demeure dans des relations abusives sans s’échapper. Bardée d’un semblant de science, la fable de la grenouille se confond ainsi avec une série d’images proverbiales : le « pied dans la porte », le « doigt dans l’engrenage », le « nez du chameau » (si vous le laissez pénétrer sous la tente, dit-on, le reste de l’animal suivra), le « saucissonnage », la « pente savonneuse », le « qui vole un oeuf vole un boeuf », le « donnez-leur un doigt, ils vous prendront le bras »… Répertoire d’idées éminemment ambivalent, utilisé parfois pour nous alerter d’un vrai danger insuffisamment perçu, parfois pour attiser notre paranoïa autour d’un péril imaginaire.

Les humains, dit-on, se laisseraient donc cuire sans faire d’histoires, même sans être décapités, pour autant que le feu soit doux. Mais qu’en est-il, en réalité, chez les grenouilles ? « Vous ne trouverez pas de références scientifiques pour une bonne raison : tester scientifiquement la véracité de ce dicton est contraire à l’éthique. Pas un seul groupe de recherche ne pourrait actuellement justifier une expérimentation animale pour tenter d’ébouillanter des grenouilles », répond le biologiste Thierry Bohnenstengel, coordinateur romand des projets en faveur des batraciens au Centre de coordination pour la protection des amphibiens et reptiles de Suisse (KARCH).

À l’Université de l’Oklahoma, son confrère Victor H. Hutchison, zoologiste spécialisé dans les relations thermiques des amphibiens, s’est mouillé, si l’on ose dire, à plusieurs reprises pour affirmer que la fable de la grenouille est entièrement trompeuse : « À mesure que la température de l’eau s’accroît, la grenouille se montre de plus en plus active dans ses tentatives de s’échapper », explique-t-il. Le « maximum thermique critique » de l’animal est de 40 degrés. Une grenouille jetée dans l’eau bouillante mourrait aussitôt.

La bonne cuisson de l’usager

A-t-on tout dit ? Pas tout à fait. Dans le monde des affaires, on oppose l’image de la grenouille bouillie à celle du sparadrap : les études médicales (celle publiée par Jeremy S. Furyk et al. dans le Medical Journal of Australia de décembre 2009, par exemple) recommandent d’arracher celui-ci d’un coup sec, plutôt que doucement, afin de minimiser les désagréments pour le patient. C’est pareil lorsqu’il s’agit d’imposer au consommateur des changements désagréables, et qu’on veut déterminer « la fraction d’une population d’usagers qui est disposée à tolérer des nuisances », notent Christina Aperjis et Bernardo A. Huberman, chercheurs chez Hewlett-Packard, dans une étude publiée en mars 2016. « Introduire les nuisances d’un coup sera généralement plus profitable que les introduire graduellement » : pour que la grenouille ou le consommateur soient cuits, mieux vaut les plonger dans une casserole qui bout déjà.

Que conclure ? Que la variable cruciale n’est pas la vitesse du réchauffement, mais « la capacité de la grenouille de s’échapper du récipient : s’il n’y a pas d’issue, son sort est joué d’avance », note l’écologiste Whit Gibbons. Et… ah oui, on oubliait : il importe qu’on ait encore sa tête, si possible avec un cerveau.

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