Des loups à la fois solitaires et solidaires

La stratégie des combattants islamistes qui consistait à recruter des sympathisants pour venir leur prêter main-forte sur le théâtre de luttes armées appartient au passé, explique Ray Boisvert, ancien directeur adjoint du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).
« C’est al-Qaïda qui a commencé cela pour diminuer la pression sur les combattants. Ils ont dit : “Ne venez plus. Restez chez vous. Faites quelque chose chez vous.” C’était une stratégie pour enlever de la pression sur eux. Et ç’a fonctionné. » Tandis que les regards se retournent sur la scène intérieure, « la pression est soulagée », au moins symboliquement.
Le loup solitaire est « celui qui n’a pas reçu d’ordre formel », explique Sami Aoun, professeur à l’Université de Sherbrooke et cofondateur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent. « La détermination de la cible et le timing, c’est lui. D’ordinaire, il ne délibère pas au préalable. Il se prépare seul. » Dans la plupart des cas, il s’avère plus difficile d’anticiper son action que celle d’un groupe.
Pas tout à fait seul
Le loup solitaire agit-il pour autant tout à fait seul ? « Non », soutient Sami Aoun. « Le loup solitaire profite de loups solidaires. Il y existe des échanges idéologiques. Ils partagent entre eux une trame, une matrice et un sens associatif. »
Aujourd’hui président de I-SEC Integrated Strategies, Ray Boisvert explique les modalités par lesquelles sont désormais formés les loups solitaires, une approche plus valorisée que les actions concertées. Il cite en exemple le magazine Inspire, produit sous la gouverne d’al-Qaïda. « Il a été mis sur pied par deux Américains, éduqués aux États-Unis. »
Dans ce magazine de langue anglaise, réalisé de manière très soignée, on a beaucoup fait pour valoriser l’action individuelle de type « loup solitaire ».
Dans le numéro d’hiver 2014, le magazine Inspire rappelait que ce mode de fonctionnement rend très difficile pour les services d’espionnage occidentaux de prédire son action : « Il est difficile à découvrir parce que personne ne le connaît, sauf Allah. Il n’a aucun lien avec un groupe ni aucun individu. »
« AQ Chef », qui se présente comme le responsable du cadre de la publication, y soutient aussi l’idée que le djihadiste en Occident peut désormais être indépendant d’un groupe, tant sur le plan organisationnel que militaire.
« Ç’a eu beaucoup de succès », commente Ray Boisvert, tout en doutant que le massacre en Floride soit bel et bien le fait d’un religieux fanatisé de ce type. L’ancien responsable des renseignements croit plutôt qu’on a affaire ici à un homme aux prises avec des problèmes psychologiques graves et qui avait de surcroît facilement accès à des armes. Pour Sami Aoun, le tueur Omar Mateen était très confus ou mélangeait à des desseins stratégiques des concepts et des groupes opposés.
La meute
Ce que préconisait Inspire à ses débuts en 2010 a été largement repris ailleurs depuis. « Plus récemment, le groupe État islamique a repris tout ça à sa façon, dit Ray Boisvert. Ils sont très puissants sur les réseaux sociaux, très efficaces. Et c’est exactement ce qu’ils proposent désormais : frapper où ça peut faire peur, des boîtes de nuit, etc. » Il croit néanmoins que ces individus laissent suffisamment de traces pour qu’on puisse les repérer à l’avance.
Les succès des loups solitaires n’en restent pas moins notables. « Ils ont eu du succès avec ça. Dès la première édition d’Inspire, c’était le ton : “Prenez un pick-up F-150, soudez des lames de métal devant et lancez-vous dans une rue de piétons en attendant qu’on vienne vous tuer.” À Victoria, le couple qui voulait faire exploser des bombes lors de la fête du Canada, John Nuttall et Amanda Korody, c’était ça. Les attentats de Boston, la même chose. »
À la hache, avec des bombes artisanales, à l’arme de chasse ou au fusil d’assaut, tout est bon pourvu que l’action surgisse de manière à surprendre et à frapper l’imaginaire. Plusieurs documents largement disponibles en ligne donnent des idées pour procéder. Et les relais numériques ne manquent pas. « Ils en arrivent à obtenir les mêmes conseils » de plusieurs sources différentes, dit Ray Boisvert.
Revendiquer
Ceux qui nourrissent à distance ces conspirateurs solitaires insistent pour qu’ils revendiquent leurs gestes radicaux. Dans Inspire, « AQ Chef » indiquait que pour revendiquer un attentat, il est possible de programmer une alerte Internet automatisée ou de téléphoner durant les événements. C’est ce que fit par exemple Martin Couture-Rouleau à Saint-Jean-sur-Richelieu, le 20 octobre 2014. Omar Mateen, cet Américain qui a ouvert le feu en Floride, a fait de même.
Les consignes habituelles suggèrent aussi aux terroristes de réaliser des prises d’otages, une façon de faire utilisée dans la foulée des événements de Charlie Hebdo,puis du Bataclan à Paris.
Pour l’ancien patron des renseignements canadiens qu’est Ray Boisvert, les méthodes des terroristes se sont réinventées, mais pas les pratiques pour les traquer. « On devrait se regarder pour voir si on ne manque pas d’inspiration. […] Les méthodes policières sont très conservatrices dans leur approche. Les méthodes sont encore celles du XXe siècle. »