Place à la guignolée des musulmans

Coline Bellefleur et Shahad Salman sont deux ambassadrices de la campagne de financement Donner 30 au Québec.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Coline Bellefleur et Shahad Salman sont deux ambassadrices de la campagne de financement Donner 30 au Québec.

Pour des millions de musulmans dans le monde qui observent le ramadan, c’est ce lundi que commence le grand jeûne. Au même moment s’amorce à Montréal, et dans tout le Canada, une vaste campagne de dons auprès de la communauté pour aider les banques alimentaires. Après tout : qui mange moins économise.

« 30 cafés à 3 $ = 90 $ d’économies. » Shahad Salman brandit l’une de ses petites affiches qui seront accrochées partout au mur des mosquées de Montréal. À l’aube de la trentaine, l’avocate, qui s’est impliquée notamment au sein du Forum jeunesse, de la Conférence régionale des élus et qui s’est même présentée aux élections du Barreau ce printemps, a décidé d’adopter une autre cause : celle de Donner 30 (Give 30), une grande campagne de financement pour les banques alimentaires du Québec. « J’ai réalisé que c’est vrai qu’on économise en ne mangeant pas durant le jour. C’est de l’argent qui ne sort pas de notre poche, alors c’est une économie en soi », souligne-t-elle.

Pourquoi ne pas alors donner à ceux qui ont faim ? C’est la question que s’est posée il y a 4 ans Ziyaad Mia, un avocat de Toronto bien connu dans son milieu, et qui l’a mené à mettre sur pied une grande campagne pancanadienne de lutte contre la faim. Ce sont maintenant 11 banques alimentaires à travers le pays qui reçoivent les quelques centaines de milliers de dollars en dons récoltés durant le ramadan. Environ 400 000 $ ont été amassés depuis le début de l’initiative et l’objectif national est de 150 000 $ cette année.

Donner sans regarder

 

Au Québec, alors que la campagne a démarré doucement il y a trois ans, l’objectif est plus modeste, rappelle Mme Salman, ambassadrice de Donner 30 au Québec. « On n’a pas d’objectif précis, mais on serait content d’amasser plus d’argent que les 7000 $ de l’année dernière, espère-t-elle. Même ceux qui ne jeûnent pas peuvent participer, en n’achetant pas de café ou de lunch au restaurant », dit-elle, ajoutant que les non-musulmans sont aussi invités à donner, bien sûr.

En chiffres

Les Banques alimentaires du Québec, ce sont les 19 Moissons du Québec qui donnent par l’intermédiaire de plus de 1000 comptoirs alimentaires partout dans la province. 
Source : Les Banques alimentaires du Québec

Au Québec, 400 000 personnes jeûnent non par choix, dont 1500 enfants. 
Source : Les Banques alimentaires du Québec

La campagne Donner 30 2016 se déroule du 30 mai au 9 septembre et le ramadan a lieu du 6 juin au 5 juillet 2016.

Évidemment, ce n’est pas qu’une campagne basée sur les économies que font les gens pendant le ramadan, explique l’avocate musulmane Coline Bellefleur, coambassadrice de Donner 30 avec Mme Salman. « Ce n’est qu’un clin d’oeil humoristique. »

Cette Française d’origine aime particulièrement l’idée de « décloisonner les réseaux de solidarité et d’entraide ». Afin que les communautés ne donnent pas uniquement entre elles. De nombreux organismes musulmans aident les itinérants et les plus démunis à l’extérieur de leur communauté, précise-t-elle. « C’est important de ne pas rester uniquement avec les gens qu’on connaît. Peu importe l’origine des gens et leur appartenance religieuse, on peut aussi se retrouver au bout de la ligne des donateurs, mais aussi des receveurs. »

Comme une guignolée

 

Au Québec, les gens donnent surtout à Noël, à travers la guignolée et toutes sortes de causes. « C’est un peu ça, nous aussi. Le ramadan, c’est une bonne occasion de se montrer généreux, admet Shahad Salman. Le fait de jeûner et d’avoir faim, ça crée une plus grande sensibilité. Pour les musulmans, le ramadan comprend également une dimension spirituelle, un prétexte pour se recentrer sur les valeurs de générosité, d’empathie et de solidarité. On a forcément toute cette reconnaissance envers toute la générosité du créateur et le fait de nous priver de plaisir durant la journée nous permet d’avoir de la gratitude », dit la jeune Québéco-Irakienne. « Même si bien des gens voient ça comme une torture. »

D’autant que cette fois-ci, observer le jeûne du lever jusqu’au coucher du soleil — sans boire ni manger — sera particulièrement difficile du fait que les journées continueront d’allonger jusqu’au solstice. Les personnes qui observent le ramadan casseront donc le jeûne avec une datte autour de 21 h tous les jours, alors que l’heure du coucher arrivera très rapidement. Le soleil se lève aussi très tôt, et certains devront se lever en pleine nuit pour se mettre un petit quelque chose sous la dent.

Très active, Shahad Salman continue de jouer à l’ultimate frisbee (en sautant quelques rondes sur le jeu), mais arrête complètement le spinning« trop exigeant si on n’a pas d’eau ». L’idée est de continuer ses activités régulières, tout en prenant un temps de réflexion sur sa vie et les valeurs de la religion. « Donner est aussi un des piliers de l’islam », rappelle la jeune femme au voile fleuri.

Projet « spécial »

Hormis les réfugiés syriens récemment arrivés, il semble qu’encore peu de musulmans aient recours à l’aide alimentaire pour toutes sortes de raisons. Les immigrants ne représentent que 8 % des bénéficiaires. Mais ils seraient de plus en plus nombreux à recevoir une aide, soutient Zakary O. Rhissa, directeur général des Banques alimentaires du Québec. « Nos données sont biaisées parce qu’on ne demande que le lieu de naissance. »

Il qualifie Donner 30 de projet « spécial ». « Ce sont eux qui nous ont approchés, alors que d’habitude, c’est l’inverse. Et ce sont [des gens] qui n’avait pas nécessairement été approchés pour devenir des donateurs. » Le partenariat avec la communauté musulmane pendant le mois du ramadan l’a donc séduit. D’autant qu’au printemps et à l’été, soit en dehors du temps des Fêtes, la période est difficile sur le plan de la collecte de dons et de denrées. L’importation des produits diminue et les récoltes québécoises ne sont pas encore prêtes. « Et alors que tout le monde se prépare au congé d’été, ça nous permet de rappeler que la faim, elle, ne prend pas de vacances », conclut M. O. Rhissa.



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