Histoire trouble autour de Jacques Languirand

Jacques Languirand et son épouse Nicole Dumais lors du Jour de la Terre en avril 2014
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Jacques Languirand et son épouse Nicole Dumais lors du Jour de la Terre en avril 2014

C’est une histoire trouble dans laquelle il manque les deux principales voix : celle de l’ex-animateur de radio Jacques Languirand, atteint de la maladie d’Alzheimer. Et celle de sa fille décédée en juillet dernier et dont il aurait abusé sexuellement, selon des allégations lancées mardi par l’ex-conjointe de Martine Languirand.

Quelques semaines après la tempête soulevée par l’affaire Claude Jutra, les allégations faites publiquement par Line Beaumier ont soulevé une autre onde de choc, mardi. M. Languirand est une légende de la radio de Radio-Canada, ayant piloté l’émission Par quatre chemins pendant 43 ans. Dramaturge, essayiste, comédien, environnementaliste, il est membre de l’Ordre du Canada et de l’Ordre du Québec.

Dans un blogue mis en ligne jeudi dernier ― au moment où elle déposait une plainte au Service de police de la Ville de Montréal, d’après ce qu’elle a soutenu mardi au Devoir ―, Mme Beaumier affirme que sa « compagne des 18 mois avant son décès, Martine Languirand, la fille de Jacques Languirand, a été victime d’inceste plusieurs années ».

Ces allégations n’ont pas été prouvées en cour, et la police n’a pas voulu confirmer qu’elle ouvrirait une enquête.

Mais Line Beaumier soutient dans son blogue que « Martine avait tout dit, enfin elle avait eu l’accord du paternel pour parler. Tout a été enregistré. Cependant, un mandat d’inaptitude [dont la femme de M. Languirand, Nicole Dumais, est mandataire] a empêché la vérité d’éclater ». Mme Dumais n’a pas répondu à notre demande d’entrevue mardi.

L’enregistrement dont parle Mme Beaumier dans son blogue est lié au projet de biographie Le cinquième chemin, rédigé par la journaliste et écrivaine Aline Apostolska et publié en 2014 aux Éditions de l’Homme. « L’auteure, liée contractuellement, ne peut dévoiler l’inceste malgré l’accord de Jacques Languirand », affirme Line Beaumier.

Jointe par Le Devoir en mi-journée mardi, l’auteure Aline Apostolska a confirmé que « Mme Beaumier ne dit pas n’importe quoi ». Mais elle s’interroge « sur les raisons pour lesquelles elle fait ça. Ce n’est pas clair. Elle sait très bien que Martine Languirand ne voulait pas » que ces allégations soient discutées sur la place publique.

Contrat

 

Mme Apostolska ne peut parler directement des allégations faites par Mme Beaumier. « J’ai recueilli un tas de choses » durant le travail de recherche et d’écriture de la biographie de M. Languirand, dit-elle. « Mais il y avait dans le contrat une clause précise, un droit de relecture du manuscrit par la famille. Et c’est tout : à la fin, vous remettez votre texte, et le contrat dit que la famille a un droit de regard et de relecture. »

A-t-elle reçu des confidences de Martine Languirand ou de son père au sujet de relations incestueuses ? Les a-t-elle écrites ? La famille a-t-elle censuré ces passages ? À ces questions, Aline Apostolska répond : « Je ne dirai pas que je ne sais rien, et je ne dirai pas que je n’ai pas enregistré des choses. »

Elle ajoute : « Je ne peux pas raconter des choses que je ne peux pas raconter », vu la teneur du contrat signé avec la famille. « La seule personne qui pourrait faire en sorte que je donne ces enregistrements, c’est un juge », indique la journaliste.

« C’est précisément la situation inverse de celle d’Yves Lever et de Claude Jutra, dit-elle. La biographie de Jutra était non autorisée. Moi, on m’a embauchée, et c’était une biographie autorisée et relue. C’était prévu dans le contrat dès le départ. »

Pour rédiger sa biographie, Aline Apostolska a côtoyé Jacques Languirand pendant près de 18 mois. « Il avait toute sa tête », dit-elle. La santé de l’ancien animateur radio aurait commencé à décliner à la fin du projet. « Sa femme a dit : “ Bon, il n’a plus toute sa tête  », relate la biographe.

Journaliste depuis 35 ans, Aline Apostolska a publié une trentaine de livres et a remporté le prix du Gouverneur général en 2012 pour son roman Un été d’amour et de cendres. Elle a travaillé à Radio-Canada et à La Presse, notamment comme critique de danse.

Se confier

 

À la sortie du livre, elle disait de M. Languirand qu’il « a eu une vie très difficile. Au fil des années, son personnage médiatique avait toujours l’air jovial, sympathique. Pourtant, ça n’allait parfois pas du tout », soulignait-elle alors au Huffington Post. « Pour Jacques, c’était primordial de se confier, de dévoiler des aspects méconnus de sa vie. Son existence a été basée sur le travail, au détriment de sa vie personnelle. À la fin de sa vie, c’est une culpabilité... un besoin de mettre les pendules à l’heure qui lui est venu. »

L’éditeur, membre du groupe Québecor, renvoyait mardi les questions à la maison-mère. « Les maisons de livres et auteurs sont liés par leurs obligations envers tous ceux qui signent avec nous, a indiqué Véronique Mercier, vice-présidente communications chez Québecor. Mais puisqu’il s’agit d’une biographie autorisée, je dois vous référer à la famille pour obtenir des explications. »

Difficile à prouver

Selon l’avocat criminaliste Jean-Claude Hébert, un auteur et un éditeur liés par un contrat de confidentialité ne peuvent le contourner « sans engager leur responsabilité civile ». Dans le dossier présent, seule Line Beaumier est libre de parler, remarque-t-il. « Elle n’est pas assujettie à une obligation de confidentialité légale, elle a donc le droit de communiquer cette information si elle juge que c’est d’intérêt public. »

Les allégations faites par Mme Beaumier seront difficiles à prouver, dit-il toutefois, puisque les deux principaux protagonistes ne pourront jamais s’expliquer. « On ne peut confirmer avec les meilleures sources », remarque M. Hébert. À défaut d’entendre l’enregistrement d’Aline Apostolska, « on doit se fier à une version qui est du ouï-dire, ou du double ouï-dire ».

Les enregistrements pourraient être réquisitionnés par la police advenant le cas où elle déciderait de mener une enquête, ajoute M. Hébert.

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