Concilier travail et famille, un enjeu qui dépasse la seule volonté des femmes

Le chantier de l’égalité parentale et de la conciliation travail-famille est inachevé. Les femmes cherchent leur souffle à force de vouloir « tout avoir ». Est-ce la faute des féministes, de l’État, des hommes, des femmes elles-mêmes, des employeurs ? Une chose est sûre, il faut que ça change, tranche Nathalie Collard, visiblement excédée, dans l’essai Qui s’occupe du souper ?.
« Si, durant des siècles, les hommes ont pu “tout avoir” ou, du moins, avoir accès à tout — la carrière, les enfants, la famille, les loisirs —, c’est parce que les femmes étaient à leurs côtés et s’occupaient de tout. C’est l’heure du retour du balancier », annonce la journaliste de La Presse en introduction.
Elles et ils ont dit
Pour Qui s’occupe du souper ?, Nathalie Collard a rencontré des dizaines de parents et d’experts. Voici ce qu’ils lui ont confié.«Ma mère considère qu’à la maison, la révolution féministe est un échec. Les femmes en ont pris le double.»
Marie, qui a quitté un emploi dans la finance pour rester auprès de sa famille
«Je ne dis pas que [les femmes à la maison] sont malheureuses, mais elles reproduisent ce que je considère être la division traditionnelle du travail, et, à long terme, cela ne peut être que préjudiciable à l’égard des femmes»
Francine Descarries, sociologue
«L’aliénation est quelque chose qu’on a beaucoup lié au travail domestique et aux soins des enfants à la maison, alors que l’aliénation peut aussi se retrouver dans le travail»
Julie Miville-Dechêne, présidente du Conseil du statut de la femme
«Derrière le partage des tâches, il y a un partage des pouvoirs, et je ne crois pas que toutes les femmes sont prêtes à le céder»
Raymond Villeneuve, Regroupement pour la valorisation de la paternité
«La clé, c’est de voir avec les employés ce qui peut faciliter leur vie et, une fois que c’est fait, on peut s’attaquer à changer les valeurs de l’entreprise»
Lise Chrétien, professeure à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval
Sa réflexion s’abreuve à celle des Américaines Sheryl Sandberg ou Anne-Marie Slaughter. La première, numéro deux de Facebook, a lancé un débat enflammé en soutenant dans son livre Lean In (2013) que les femmes devaient « foncer » pour investir les hautes sphères du pouvoir en entreprise. Le brûlot lâché par la deuxième dans sa lettre Why Women Still Can’t Have It All fait encore des vagues aujourd’hui. Au contraire de Sandberg, Slaughter soutenait qu’il était impossible de « tout avoir », la grosse carrière et la famille. Pour sa part, elle était exténuée et a quitté un poste exigeant à Washington.
Nathalie Collard voulait sortir le débat des pages féminines des magazines, d’une part, et des réflexions universitaires, d’autre part. « Je ne lisais que des livres américains sur la question, observe-t-elle en entrevue. Or, leur réalité est bien différente de la nôtre ! »
Comment se fait-il en effet que, malgré les garderies et les congés parentaux, les mères québécoises, épuisées, aient le sentiment d’échouer ?
Peut-être parce qu’on en fait encore et toujours une « affaire de femmes ». Elle se dit tout à fait opposée à cette tendance qui cantonne la conciliation travail-famille à un problème « d’organisation individuelle ». « Arrêtons de vouloir régler ça à coût d’applications pour mieux gérer son temps, clame la mère de deux enfants. C’est un enjeu de société qui touche tout le monde. » Une tape sur l’épaule pour encourager les filles ne suffira pas.
« Un peu » la faute du féminisme
Nathalie Collard lance une certaine charge contre le féminisme, qui, sans être « exclusivement » responsable de l’état des choses, aurait « dévalorisé » la maternité et « réduit les choix qui s’offrent aux femmes plutôt que de les élargir », écrit-elle.
Quand on lui demande de s’expliquer, elle précise que les féministes des années 70 ou 80 ont beaucoup misé sur la réalisation professionnelle des femmes. « C’était justifié, mais nous sommes ailleurs aujourd’hui. Je comprends les pièges que ça peut comporter, mais je suis pour le libre choix en matière de maternité. Tu as le droit d’être la mère que tu veux. Passer cinq ans à t’occuper de ton enfant n’est pas antiféministe. »
Elle ressent une incompatibilité avec ce qu’elle qualifie de féminisme « institutionnel », qu’elle dit « rigide » et « trop écarté des débats de société ». Elle a tout de même confronté ses opinions personnelles à celles de la professeure de sociologue à l’UQAM Francine Descarries. Pour elle, au contraire, le débat pour savoir si les femmes peuvent tout avoir découle d’un « néoféminisme individualiste » qui fait fi des contraintes structurelles économiques qui limitent les horizons de la majorité des femmes et limitent leurs choix réels, rapporte Collard dans un chapitre sur le choix de rester à la maison.
La journaliste ne s’identifie pas à l’analyse de Descarries, car elle évacue, selon elle, l’option valable de se réaliser à la maison plutôt que professionnellement. Elle se sent en ce sens plus proche des féministes américaines qui, selon elle, sont plus collées à la réalité.
Une affaire de société
Que le féminisme soit ou non responsable de l’état actuel des choses, comment s’attaquer aux inégalités persistantes dans le couple et au travail ?
Encore aujourd’hui, dans un couple, une femme consacre 13,9 heures par semaine aux tâches ménagères en moyenne, contre 8,6 heures pour son conjoint, selon une étude de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques du Québec (IRIS). Gagnant encore majoritairement moins que les hommes, ce sont les femmes qui, quand l’équilibre familial semble menacé, vont avoir tendance à sacrifier leur carrière et leur autonomie financière.
Nathalie Collard croit qu’il faut en faire une affaire de société. Il y a quelques mois, le Conseil du statut de la femme proposait de transférer une partie du congé parental aux pères exclusivement pour favoriser leur implication dès le berceau. Elle a ressenti une immense déception quand l’idée a été violemment rejetée, provoquant, notamment sur les tribunes téléphoniques, des réactions épidermiques. Des femmes comme des hommes se sont insurgés contre l’idée de « voler » du temps à la mère avec son bébé. « Voilà pourtant une belle chance de partir du bon pied, car plus le père est impliqué dès le départ, plus le partage des tâches va se faire facilement par la suite », dit la journaliste.
Elle ne demande pas à Québec d’en faire plus, estimant que « l’État a fait son bout ». Elle lance plutôt un appel aux hommes, dans un premier temps, et aux entreprises, ensuite. « J’aimerais entendre plus d’hommes parler de ça sur la place publique », dit-elle. Les femmes doivent aussi couper leurs propres chaînes. « Il faut se libérer de la pression d’une maison propre et d’enfants bien peignés. Ça m’énerve que les femmes portent encore cette charge mentale du bon fonctionnement de la maisonnée, même quand elles ont des postes de p.-d.g. »
Elle cite, dans son livre, des hommes qui voudraient s’impliquer, mais pas se faire dire « comment faire » par leurs blondes incapables de lâcher prise. Mais les pères aussi paient le prix de leur engagement familial. Un homme très impliqué cité par la journaliste a dû, par exemple, quitter son emploi, qui devenait incompatible avec sa vie familiale.
C’est pourquoi les entreprises doivent embarquer dans le train. « Elles doivent prendre le bâton. Faire preuve de plus de flexibilité. Elles seront gagnantes de toute façon », croit la journaliste. Cela ne veut pas dire d’ouvrir des garderies dans tous les milieux de travail, nuance-t-elle. L’harmonie réside souvent dans de petites mesures peu coûteuses, propose-t-elle, comme des horaires flexibles.
Point de vue
En rencontrant des journalistes, des avocates ou des femmes issues du monde de la finance — dont une a un chauffeur ! —, Nathalie Collard reste un peu loin de la réalité de la moyenne des femmes. « Oui, je parle d’un point de vue de privilégiée, concède-t-elle. Mais j’estime qu’on a un devoir, quand on peut le faire, de porter un message qui peut avoir des répercussions pour tout le monde, dont la caissière à l’épicerie ». Elle cite en exemple Mark Zuckerberg, le grand patron de Facebook, qui a récemment pris deux mois de congé de paternité et parlé de cette expérience sur le réseau social. « Je ne lui reprocherai pas d’être privilégié, ce qu’il a fait a une valeur symbolique importante. »