La Couronne a-t-elle dérapé?
Hautement médiatisée, l’affaire Jian Ghomeshi s’est conclue jeudi, laissant tout un pan de l’opinion publique perplexe quant à la notion de consentement et à l’équité du système de justice envers celles qui se disent victimes d’agressions sexuelles. De qui a-t-on fait vraiment le procès ? Point de vue d’experts.
On ne saura que le 24 mars prochain si Jian Ghomeshi, animateur vedette déchu après avoir fait l’objet de plaintes multiples pour agressions sexuelles, sera finalement reconnu coupable des accusations qui pèsent contre lui.
Mais déjà, à l’issue des plaidoiries finales, l’impression que l’accusé pourrait s’en tirer sans coup férir a enflammé les réseaux sociaux. Après sept jours de tirs nourris, l’entreprise de démolition de la crédibilité des trois plaignantes menée par la défense contraste avec la vague de sympathie recueillie par les victimes présumées après l’arrestation de Ghomeshi et le mouvement #AgressionNonDénoncée.
Selon certains juristes, il est clair qu’avec les courriels et les preuves de contacts répétés survenus après les agressions alléguées, présentés par la défense, les avocats de la Couronne se sont vite retrouvés dans les câbles. Par défaut, la notion de consentement, centrale dans tout procès d’agression sexuelle, s’est trouvée rapidement éludée.
« La défense a pris les commandes et la Couronne s’est retrouvée sur la défensive. Que s’est-il passé entre l’enquête policière et le dossier remis aux procureurs ? » soulève Me Jean-Claude Hébert, criminaliste.
Le public a d’ailleurs jeté la pierre aux procureurs de la Couronne. Or, il revient aux policiers de recueillir les éléments de preuve, avance ce dernier. « Même si les victimes ont oublié ou occulté des faits, les policiers auraient eu les moyens techniques de retrouver ces correspondances numériques, même des années après », opine-t-il.
Me Rachelle Pitre, procureure de la Couronne qui a assuré la défense de nombreuses victimes de crimes sexuels entre 2008 et 2015, affirme que, de façon générale, les plaignants sont bien préparés à faire face aux interrogatoires. Sans commenter directement l’affaire Ghomeshi, elle rappelle que la Couronne, dans tout procès, ignore a priori la preuve que présentera la défense et invite les victimes à dire toute la vérité. « Une cause criminelle, c’est comme un casse-tête, il faut avoir tous les morceaux en main », assure Me Pitre.
Le procès des victimes ?
Pour ce qui est de l’attaque en règle essuyée par les plaignantes, les experts rappellent que dans tout procès criminel, la défense cherche à miner la crédibilité des plaignants, que les accusations soient de nature sexuelle ou pas. « Les avocats n’avaient pas à plaider l’innocence de Ghomeshi, ils n’avaient qu’à semer un doute raisonnable en attaquant la solidité du témoignage des plaignantes », rappelle Me Hébert.
À partir du moment où l’accusé a choisi de ne pas témoigner, comme le lui permet la loi, les projecteurs se sont braqués sur les agissements de Lucie DeCoutere et des autres plaignantes demeurées anonymes. Est-ce toujours le cas dans d’autres procès ? « En général, le tribunal s’intéresse surtout à l’état d’esprit réel de la victime au moment des faits. La pierre angulaire d’un procès d’agression sexuelle est la notion de consentement. Tout devient une question de crédibilité, et le contre-interrogatoire vise à tester la crédibilité d’un témoin. C’est un exercice exigeant, rigoureux, et c’est loin d’être une partie de plaisir. Mais c’est un exercice nécessaire au système de justice », explique Me Rachelle Pitre.
À cet égard, le droit est clair : les victimes peuvent réagir de façon imprévisible après une agression. Les contacts des victimes avec l’accusé, après les actes brutaux reprochés, ne devraient pas entrer en ligne de compte. Les avocates de la défense n’ont d’ailleurs pas contesté ce concept, ripostant plutôt en accusant Mme DeCoutere — jugée la moins crédible — d’avoir impunément menti à la cour. Le procureur de la Couronne Me Michael Gallaghan a pressé le juge de tenir compte séparément de la fiabilité des trois femmes. Certains y ont vu l’aveu d’un échec.
Mais selon Me Hébert, « il faut se méfier des procès qui se font dans les médias. Le juge capte les regards des témoins et peut avoir une vision bien différente de celle rendue par les journalistes. Des parties se gagnent parfois par un seul point. »
Une décision attendue
Si le juge William Horkins venait à ne pas tenir Ghomeshi coupable des accusations reprochées, il pourrait néanmoins « trancher la poire en deux », estime Me Hébert, en condamnant le célébrissime animateur de voie de fait simple. Si la médiatisation d’un procès pouvait autrefois peser dans le prononcé de la peine, les juges ont depuis écarté ce genre d’arguments, dit le criminaliste. Ce fut le cas notamment dans la sentence rendue à l’encontre de la lieutenante-gouverneure générale Lise Thibault, reconnue coupable de fraude après un procès très médiatisé.
Selon Nathalie Duhamel, coordonnatrice au Regroupement des CALACS (centre d’aide et de lutte contre les agressions sexuelles), le procès Ghomeshi pourrait refroidir plusieurs femmes qui souhaitent porter plainte contre leur agresseur. « Cette cause représente ce que beaucoup de femmes vivent quand elles se rendent à procès. »
Mais Me Rachelle Pitre estime qu’au Québec, plusieurs mesures visent à faciliter le cheminement judiciaire des victimes d’agression sexuelle, dont le témoignage hors cour, le huis clos ou l’ordonnance de non-publication. « Tous les jours, au Québec, il y a des procès pour agression sexuelle qui se règlent en faveur des victimes par un verdict de culpabilité, et d’autres où les accusés plaident coupables. »
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* Ce texte a été modifié après publication