En quête de leurs droits

Le stéréotype est par définition tenace comme de la crasse. Les autochtones bénéficient-ils de privilèges indus par rapport aux non-autochtones ? Un jugement rendu par le Tribunal canadien des droits de la personne le 27 janvier affirme que non.

« Ce jugement est très important », explique l’avocate Renée Dupuis, spécialiste des droits de la personne. Ce tribunal constate notamment une discrimination systémique à l’égard des enfants autochtones. Avant 2008, la loi canadienne ne permettait pas aux « Indiens », comme les appelait la loi, de poursuivre au motif d’une inégalité. Ils avaient volontairement été exclus de la loi. « Ils ne pouvaient pas poursuivre au motif de l’inégalité dont ils étaient victimes ! Le jugement fait état du fait que le gouvernement fédéral a la responsabilité de s’assurer que les services ne sont pas discriminatoires. Ce qui veut dire qu’on va devoir mettre à jour les services dans les provinces. Est-ce que les services sont égaux partout ? […] Ça n’a pas de conséquences seulement pour les Premières Nations. »

De nouveaux pensionnats

 

Au nombre des principales conséquences du jugement se trouve la question de la surreprésentation des jeunes autochtones dans les foyers d’accueil au Canada. Alors qu’ils représentent moins de 4 % de la population canadienne, les autochtones constituent pourtant 48 % des 30 000 enfants confiés à d’autres familles que la leur. Tandis que des études dénoncent les effets historiques néfastes du système des pensionnats, le Tribunal considère en quelque sorte qu’il faut que cesse la perpétuation de ce système sous d’autres formes. En attendant, estime Renée Dupuis, « on fait pire en matière de déplacement de population que ce que les pensionnats ont fait ».

Le jugement affirme que la prévention doit être favorisée. « C’est parce que la prévention n’est pas favorisée et qu’elle est sous-estimée qui fait qu’autant d’enfants sont retirés de leur communauté », dit le professeur de droit Sébastien Grammond.Si vous êtes un enfant autochtone, vous courez jusqu’à 12 fois plus de risques d’être placé en famille d’accueil. Si les chiffres sont moins importants au Québec, ils sont tout de même préoccupants.

« Pour les autochtones, les services ne correspondent pas à ce qui est offert aux non-autochtones », soutient Sébastien Grammond, qui a agi à titre d’avocat pour la Société de soutien à l’enfance et la famille des Premières Nations, un des deux organismes qui ont porté plainte contre le gouvernement fédéral et qui a conduit à cette décision aux conséquences importantes. Dans des cas de problèmes atypiques en santé, cela a donné lieu par exemple à des chicanes institutionnelles au détriment des enfants. Pendant ce temps, la vie d’un enfant était laissée en suspens. C’est le principe dit de Jordan, du nom de ce jeune autochtone qui, après avoir obtenu son congé de l’hôpital à l’âge de deux ans, finit par y mourir quelques années plus tard, sans jamais avoir pu vivre sa vie dans sa famille, comme cela aurait été le cas pour un enfant non-autochtone. « Ces disputes de juridiction prennent beaucoup de temps à se résoudre, ce qui prive pendant ce temps les enfants de soins pourtant essentiels. Ce que le jugement dit est que les services doivent être fournis d’abord. Le principe était déjà établi. Mais la mise en oeuvre n’était pas là. Maintenant, on a une ordonnance de portée générale qui dit : “ Vous devez fournir les services.  »

L’égalité ne devrait pas qu’être théorique. Selon Renée Dupuis, « il faut qu’on arrête d’envoyer des spécialistes de l’enfance qui ne connaissent pas la vie des communautés autochtones ». Il faut pouvoir compter sur des gens du milieu, appuyés par des spécialistes. Selon le jugement, explique l’avocate, les soins doivent aussi prendre en compte la culture, la langue et les habitudes sociales des communautés.

« Le Tribunal a dit qu’il faudrait une réforme complète. Le problème n’est pas seulement d’offrir les mêmes services [qu’aux non-autochtones], mais de prendre aussi en compte la culture autochtone et l’héritage des pensionnats », résume Sébastien Grammond.

 

Moins bien traités

« Toutes proportions gardées, le gouvernement fédéral accorde moins d’argent aux autochtones qu’aux autres citoyens », dit Sébastien Grammond. Durant des années, a tranché le Tribunal, le gouvernement a dépensé, selon les différents calculs, entre 22 et 34 % moins pour les autochtones que pour les autres citoyens. « J’ai l’impression que ce doit même être pire aujourd’hui », pense le professeur Grammond. Les politiques d’austérité du gouvernement conservateur de Stephen Harper n’ont pas épargné les autochtones. « En fait, on a économisé sur le dos des autochtones. »

« Il est certain que si on n’a jamais mis les pieds dans une communauté autochtone, si on ne connaît pas la réalité des budgets des autorités publiques, ça peut sembler énorme quand on parle de milliards consacrés aux autochtones. Mais en proportion, c’est beaucoup moins que pour les autres citoyens ! » Chiffres à l’appui, la cour reconnaît en quelque sorte que les perceptions sont fausses. « Si on comparait avec les non-autochtones, on arriverait à des chiffres plus élevés de leur côté, toutes proportions gardées. »

Pour des gens bien au fait des dossiers autochtones, comme Isabelle Picard, coordonnatrice de la Fondation nouveaux sentiers, il s’agissait d’une évidence que l’habitude des tristes réalités du terrain venait corroborer au quotidien. « Il aura fallu un jugement — et neuf ans — pour mettre au jour une évidence. Dommage qu’on ne reconnaisse cette évidence qu’à travers un jugement et qu’on nous ait à peine écoutés pendant ce temps. Car nous avons crié et décrié… »

Une autre approche

 

Le Tribunal parle de négligence pure et simple à l’égard des autochtones. Et il le fait à la suite d’une démarche juridique d’un genre nouveau, du moins pour les autochtones, ce qui ouvre la porte pour eux à de nouvelles avenues en matière de droits.

C’est la première fois en effet qu’on évoque le simple droit à l’égalité entre citoyens pour améliorer la condition des autochtones. « Pour faire valoir les droits des autochtones, les véhicules habituels sont plutôt liés aux droits ancestraux, aux traités. Là, on dit seulement que les autochtones devraient avoir les mêmes droits que les autres citoyens. On ne cherche pas à obtenir un droit spécifique. On utilise le simple droit à l’équité. C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait. »

On ne réclame pas un privilège mais, au contraire, simplement l’égalité. « C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait. Et ça brise complètement le mythe que les autochtones ont plus que leur juste part. »

Pour l’avocate Renée Dupuis, il s’agit d’« une avancée générale très importante pour la compréhension des droits de la personne. La Charte québécoise a par exemple 40 ans, mais on commence seulement à prendre conscience des droits ».

Obstruction

 

Pendant plusieurs années, le gouvernement conservateur a tenté d’éviter que la cause soit entendue. « Ça a été un long processus. Il y a eu des tentatives d’obstruction du gouvernement fédéral », rappelle le professeur Grammond. Ottawa aura dépensé plus de 5 millions pour tenter de repousser la cause présentée devant le Tribunal par la Société de soutien à l’enfance et la famille des Premières Nations et l’Assemblée des Premières Nations. Il est certain que le jugement aura des conséquences financières. « Ça va mettre plein de gens au travail », croit Renée Dupuis.

Que fera le gouvernement Trudeau devant cette décision du Tribunal canadien des droits de la personne ? Les premières réactions indiquent qu’Ottawa a vraisemblablement l’intention de ne pas remettre en cause la décision.

« On est très heureux du jugement, et prudemment optimiste que le fédéral n’interjettera pas appel », dit Sébastien Grammond. Les avocats de la Couronne ont en principe un délai de 30 jours pour contester la décision.

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