Les «jobs de gars» font la vie dure à la conciliation travail-famille

Plusieurs hommes constatent que les stéréotypes sur le rôle du père perdurent et que la pression sur la famille rend le terrain propice aux ruptures.
Photo: iStock Plusieurs hommes constatent que les stéréotypes sur le rôle du père perdurent et que la pression sur la famille rend le terrain propice aux ruptures.
La nouvelle génération de pères souhaite s’investir auprès des enfants. Les milieux de travail traditionnellement masculins le permettent-ils ? Portrait de la réalité des jeunes pères qui font « une job de gars ».
 

« Dans mon temps, les femmes s’occupaient de leurs enfants. »

Un commentaire acerbe qu’a reçu Steven Vincent, opérateur de machinerie lourde au Canadien National (CN), de la part de son supérieur immédiat. L’opérateur et père de triplés, forcé d’effectuer pour la énième fois des heures supplémentaires, voulait rentrer chez lui à l’heure prévue. Sa conjointe (ils sont maintenant séparés) avait appelé en catastrophe, il y avait crise à la maison.

Pour les jeunes pères qui exercent un métier traditionnellement masculin, la conciliation travail-famille est difficile, affirme Lise Lachance, chercheuse à l’UQAM et directrice de l’unité de programmes de premier cycle en développement de carrière. Ces travailleurs baignent dans un climat de travail qui valorise la performance. Les préjugés sur la paternité et la masculinité perdurent, la sphère domestique est écartée.

« Il n’y a pas de garderie ouverte le matin, à l’heure à laquelle je dois commencer. J’arrivais sur le chantier plus tard que les autres », affirme Dave Dupras, qui travaillait jusqu’à récemment en décontamination industrielle et commerciale. Il est père de deux enfants de 5 et 7 ans, qu’il élève seul. « J’étais vu comme un gars qui n’aidait pas l’équipe. Les gars jasaient le soir à la shop, il y avait des rumeurs disant que j’étais le chouchou du boss, qu’on me gardait même si je ne faisais pas le travail. » Aujourd’hui, il cherche un emploi adapté à son horaire familial.

Il y a un monde entre le contexte dans lequel évoluent les jeunes travailleurs et celui de la génération des baby-boomers. La nouvelle génération réinvente en ce moment le rôle du père, se réjouit Mohammed Barhone, le directeur de RePère, un organisme qui s’occupe des pères en difficulté depuis 20 ans. Dave Dupras incarne ce changement. « J’ai appris à me raser chez les cadets de l’air. Mon père n’était pas là pour moi, il travaillait beaucoup. Moi, je m’investis auprès de mes enfants. »

Même si les femmes consacrent plus de temps aux tâches domestiques et aux soins des enfants selon les statistiques compilées par le Conseil du statut de la femme, leur arrivée massive sur le marché du travail change la donne pour la famille. Selon l’Institut de la statistique du Québec, le taux d’emploi des mères dont le plus jeune enfant est âgé de 2 ans et moins est passé de 25 % en 1976 à 71 % en 2010. Cependant, elles sont encore moins bien payées que les hommes.

Hommes sous tension

 

Il faut valoriser la conciliation travail-famille chez les travailleurs et les employeurs qui font des « jobs de gars », plaide Mohammed Barhone. Pour l’instant, les accommodements dans ces milieux restent difficiles. Steven Vincent a tenté d’ouvrir une garderie au CN avec une collègue de travail. « Ça a été un échec total. Ni l’employeur ni le syndicat ne nous ont appuyés. » Même son de cloche du côté de Dave Dupras. « Je ne peux pas croire qu’avec tout l’argent qu’il y a dans le domaine de la construction, on ne soit pas capable d’engager des éducatrices. » Les décideurs politiques doivent aussi être sensibilisés, croit Mohammed Barhone.

Lise Lachance estime que le manque de politiques formelles n’aide pas la conciliation travail-famille. Comme il revient aux employés de négocier des ententes à la pièce, les hommes n’osent pas faire de demandes, de peur d’attirer la réprobation, des répercussions. « Ils craignent que ça leur nuise. »

Des stéréotypes perdurent, la pression sur la famille rend le terrain propice aux ruptures. Immigrant, Pete (nom fictif) a recommencé sa résidence en médecine à son arrivée à Montréal. Il a été accepté en Ontario. Sa femme et sa fille sont restées au Québec. « Elle s’est déshabituée à avoir un homme à la maison, et moi, j’étais tout le temps fatigué à cause de mon programme d’études. Elle a demandé le divorce. » La séparation a été amère.

Aujourd’hui médecin, il travaille 80 heures par semaine pour payer ses dettes, satisfaire les exigences de la profession et offrir un toit à sa nouvelle famille. Il n’a plus de contact avec sa fille adolescente. « Nous avons immigré pour offrir une meilleure chance à ma fille. Aujourd’hui, j’ai perdu l’enfant pour lequel je suis venu au Canada. Ça s’est retourné contre moi. »

« Quand vient le temps de parler de conciliation travail-famille, les politiciens et les médias demandent toujours de nommer LA solution qui réglera tout. Il n’y a pas une seule solution, car on l’aurait trouvée déjà », note Linda Duxbury, professeure à l’Université de Carleton et chercheuse pionnière dans le domaine de la santé au travail. Elle croit que la société vit une transition. Les femmes sont plus éduquées que jamais, elles ont des carrières et des attentes envers leur conjoint. « Les hommes peuvent se sentir déchirés entre ce qu’on attend d’eux à la maison et ce qu’on attend d’eux au travail. Les milieux de travail devront s’ajuster à cette nouvelle réalité. »

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