La compassion dans une boîte à lunch

L’intérieur de l’appartement pétille. De la poudre scintillante dans les cheveux de la petite à lulus, entre les lattes du plancher de bois, sur la joue du photographe, sans oublier le plus important : les motifs brillants qui ornent des boîtes éparpillées dans une grande chambre.
Plus d’une vingtaine de personnes s’activent chez Geneviève Poirier à quelques jours de Noël. Avec son conjoint Jean-François Leduc, ils ont convié leurs amis et leurs enfants à cuisiner pour une centaine d’itinérants. Le lendemain, les petits vivront leur premier contact avec les hommes et les femmes de la rue en distribuant leurs boîtes à lunch décorées.
En tranchant consciencieusement un pain aux bananes et chocolat qu’elle a cuisiné, la jeune maman avoue que ses intentions sont plutôt modestes : « On sait qu’on ne changera pas le monde, on sait qu’il y a des besoins partout. »
Les croûtes mises de côté, car indignes des abondantes boîtes à lunch en préparation, sont laissées en pâture aux cocuistots qui vont et qui viennent dans la cuisine.
L’idée n’est donc pas de se substituer aux services pour sans-abri ni d’éponger sa mauvaise conscience par la charité. Il s’agit de distribuer des petits bonheurs en boîte à ceux qui habitent les trottoirs, souvent dans l’indifférence.
Une générosité à leur échelle et à leur portée : « On voulait que ce soit une cause personnelle, spontanée, on a tous mis un peu d’argent pour l’épicerie. On a aussi reçu 150 $ de fruits et légumes et une centaine de galettes aux cajous », détaille M. Leduc.
Pédagogie par l’action
La préparation et la distribution des salades de pâtes, des crudités et des sandwichs constituent aussi une occasion de parler avec les enfants de l’itinérance. « Juste dans la rue, il y en a plus de 3000 à Montréal. Romane était vraiment surprise par ce chiffre », relate la mère de trois fillettes.
« C’est beau, faire des listes de six pages de cadeaux de Noël… mais on espère que la distribution laissera des traces en elles », dit quant à lui le père de la famille. « Il faut que ça devienne aussi tripant de donner que de recevoir ! », renchérit sa conjointe.
« On sait pourquoi on le fait, on en a parlé toute la semaine », confirme Marion, la deuxième enfant de Geneviève. Cette entrepreneure pâtissière est sensible depuis longtemps à cette cause. Elle accueillait même des itinérants chez elle au début de la vingtaine.
« Je travaillais de nuit, j’appelais ma colocataire pour lui dire qu’un homme ou une femme viendrait prendre sa douche et faire une sieste. Ma coloc me faisait confiance. Elle ne m’en a jamais voulu quand l’une des itinérantes a volé tous ses vêtements. »
Sa porte s’est un peu refermée après cet épisode, mais elle a continué à rendre visite chaque vendredi à l’un de ses amis nomades urbains au dépanneur. « Je ne sais pas ce qui est advenu de lui », admet-elle, un bref instant pensive.
« Il ne faut pas oublier les yogourts et les bouteilles d’eau », crie-t-elle aux hommes qui sortent chercher du matériel dans la voiture.
L’aînée de la famille, Romane, trébuche presque avec ses copines sur les plats de pâtes au pesto cordés serrés dans le corridor en attendant d’être mis dans les boîtes décorées par les petites mains. Les gens en situation d’itinérance « avaient une vie eux aussi avant », et « ça se peut, quelqu’un comme papa et maman dans la rue », lui ont expliqué ses parents.
Ses rencontres du lendemain le confirmeront.
Rompre l’isolement autour d’un sandwich
Dimanche matin, quelques traces du chantier sont encore visibles chez Geneviève et Jean-François. Qu’importe, c’est l’heure de la distribution.
Théo Marchand a du mal à tenir la boîte dans ses bras un peu trop courts. Il gazouille un peu, marche vers un groupe et l’esquisse de son sourire se fige en chemin quand il arrive devant un grand homme barbu. Ses yeux d’un bleu profond interrogent ceux de sa mère ; il n’a pas peur, mais il est visiblement impressionné. L’homme ouvre la boîte les mains tremblantes de froid et repart les bras pleins… pour une fois.
Jennifer et son copain sont installés sur les marches devant la cathédrale Christ Church, rue Sainte-Catherine. Ils y ont dormi tout l’été et viennent tout juste de trouver une chambre, « mais elle est pleine de moisissures », grimace Jennifer. Sans se souvenir des détails, elle sait qu’elle s’est retrouvée à la rue après une psychose. « J’ai toujours travaillé, ce n’est pas un mode de vie que j’aime », confie-t-elle. La jeune vingtenaire promet de retourner à l’école dès cet hiver. En attendant, elle brave l’indifférence des passants. « Quand je leur dis “bonne journée”, ils me répondent “non merci” ! »
Paul-André, lui, a adopté la devanture de la librairie Chapters Indigo comme nouvel endroit pour sa quête quotidienne. « J’étais au métro Bonaventure, mais je me faisais toujours voler », dit-il. Les yeux à la hauteur des paquets cadeaux, il explique s’être retrouvé en prison après une bagarre et le non-paiement de contraventions.
Il assure être « bien installé », grâce à un curé qui lui laisse brancher sa chaufferette. L’homme, dans la quarantaine, veut partir travailler en Alberta aussitôt qu’il aura accumulé 325 $. Paul-André se plaint de dépenser son argent en nourriture… « sauf aujourd’hui ».
Dans un coin du salon des Poirier-Leduc dans Villeray, le sapin clignote. Au centre-ville, des boîtes s’ouvrent et se ferment, des hommes et des femmes croquent dans des barres tendres ou entament un jus de fruit. Et ils ont des brillants sur les doigts.