«À nous notre lutte»

Illustration: China
À quelques jours de la tenue d’une « Criss de grosse manif de soir non mixte », le 8 décembre à Montréal, les critiques à propos de la non-mixité au sein des milieux féministes se font de plus en plus agressives et pernicieuses dans l’espace public. Mais pour les féministes, s’organiser sans les hommes est un moyen d’autodétermination politique important, qui permet de garder le combat des femmes entre leurs mains.


«Vous voulez l’égalité, mais vous nous excluez », « nous, on veut seulement vous aider », ou encore « c’est du sexisme inversé ! »… Ce genre de phrases prononcées par des hommes, les militantes féministes habituées aux manifestations et aux groupes non mixtes les connaissent bien.

« C’est toujours le même arsenal qui est sorti aux féministes », explique Stéphanie Mayer, auteure du mémoire Du « nous femmes » au « nous féministes » : l’apport des critiques anti-essentialistes à la non-mixité organisationnelle et doctorante en science politique à l’Université Laval. « Les hommes répliquent : “On n’a pas le droit de participer à votre lutte, donc on est exclus.” »

En tant que membres du groupe dominant, il est difficile pour les hommes cisgenres (nés de sexe mâle et s’identifiant au genre masculin) qui souhaitent se joindre au mouvement de comprendre le refus de leur présence par les féministes. Car grandir et évoluer en tant qu’homme n’inclut pas — ou très peu — l’expérience de refus ou de rejet.

« Les hommes sont partout, précise la coordonnatrice de la Table de concertation de Laval en condition féminine et auteure, notamment, d’un Manuel de résistance féministe, Marie-Ève Surprenant. La société actuelle est déjà organisée en non-mixité masculine. Tout est pensé en fonction des hommes, et les femmes qui souhaitent y prendre part doivent se soumettre à ce modèle. »

Violences

Pour Marie-Ève Surprenant, il est clair que les interventions féministes en non-mixité sont les cibles de violences. « On voit très clairement que la répression est beaucoup plus forte quand on a affaire à des femmes seulement, dit-elle. On tente de remettre les femmes à leur place : à la maison. »

Parfois, leur prise de parole dans l’espace public déclenche un déferlement d’insultes misogynes, qu’il n’est pas nécessaire de retranscrire ici.

Une manifestation non mixte, organisée à Montréal par le collectif de féministes radicales les Hyènes en jupons, le 7 avril dernier, laisse une marque dans l’esprit de plusieurs militantes.

« Au début, le 7 avril, j’étais très enthousiaste, se rappelle Laura (le prénom a été modifié), étudiante en sciences humaines. Mais très vite, les gens [qui voyaient passer le cortège] se sont mis à nous insulter. Des policiers ont tenu des commentaires très déplacés, on a entendu des “retournez dans vos cuisines” ! Ça montre à quel point ça dérange ! »

À la question « pourquoi ça dérange ? » Laura hésite. « Je pense que la non-mixité politique fait voir aux hommes qu’ils risquent de perdre certains privilèges. »

Valérie Gilker Létourneau est cocoordonnatrice à l’R des centres de femmes du Québec — ces centres sont, depuis leur création, des espaces non mixtes. Pour elle, c’est la notion d’autogestion qui choque. « Dans nos vies de femmes, nous prenons toutes part à des rassemblements en non-mixité, c’est commun, dit-elle. On fait des soirées de filles, etc. Mais quand cette non-mixité s’accompagne d’une revendication politique et sociale, les hommes réagissent. »

Au fin fond des choses, les groupes non mixtes viennent ébranler une vieille idée reçue, celle que les sexes, au Québec, vivent dans l’égalité. « Les hommes adhèrent largement à ce mythe, ajoute Mme Gilker Létourneau. C’est d’ailleurs la forme d’antiféminisme la plus commune et la plus socialement acceptable. C’est un discours qui est même promu par l’État québécois. »

  

Un lieu à soi (et ses semblables)

L’espace non mixte permet un sentiment de sécurité. Dans le cas des centres de femmes, la création de ces safe-spaces (espaces et moments définis où les membres d’un groupe opprimé ne sont pas — ou moins — confrontés à la marginalisation et aux stéréotypes qu’ils subissent habituellement) est primordiale. « Ça libère la parole des femmes ! » dit Mme Gilker Létourneau.

Stéphanie Mayer souligne aussi ce facteur, mais tient à le nuancer. « On gagne des espaces intimes de confiance. Mais attention, les groupes non mixtes ne sont pas nécessairement dénués d’oppression. Il reste des rapports de pouvoir et il faut sans cesse les remettre en question. »

Pour la jeune militante Laura, le safe-space est une pause, une façon de souffler un peu. « Ça fait vraiment du bien. » Stéphanie Mayer évoque aussi l’épuisement des féministes lié au monde mixte. « On peut vouloir s’y réfugier parce que ça représente moins d’énergie à mettre sur l’éducation à faire. Mais sans éducation, on ne peut pas penser le changement social. Alors, on l’utilise comme lieu de ressourcement, car ça vaut la peine de gagner des alliés hors des cercles non mixtes. »

La non-mixité organisationnelle serait donc le moyen de lutte idéal ? Pas tant que ça, selon la coordonnatrice du soutien entre pairs et défenses des droits trans du Centre de lutte contre l’oppression des genres, de l’Université Concordia, Gabrielle Bouchard. « La non-mixité a sa place, mais elle est en général mal réalisée, explique cette militante féministe. Actuellement, des lieux comme la Fédération des femmes du Québec sont non mixtes, mais c’est une non-mixité entre femmes, et non entre féministes. »

Pour les personnes queer (qui ne s’identifient pas aux genres binaires de masculinité et féminité) ou trans, l’appartenance aux groupes de femmes peut poser un problème. « La non-mixité stricte renforce les stéréotypes de genre, ajoute Mme Bouchard. Je trouve ça dommage, car on en vient à exclure des gens qu’on veut défendre. »

Selon elle, il faudrait repenser les façons de faire en se basant d’abord sur l’autoidentification. « Cela, les groupes de personnes racisées le font très bien. On sent moins l’autorité. »

Valérie Gilker Létourneau, Stéphanie Mayer et Marie-Ève Surprenant se disent bien conscientes de ces inquiétudes au sein du mouvement.

 

Toutes trois soutiennent qu’il est donc important de remettre en question fréquemment les tactiques, afin de bien définir le « nous » des féministes.

Mais l’oppression du genre féminin est encore présente. Et l’égalité atteinte est bien un mythe, ajoute Valérie Gilker Létourneau. Il est donc toujours important pour les personnes qui vivent cette oppression de se rassembler, et surtout d’être entendues, ensemble et unies. « On se bat contre le patriarcat, conclut Marie-Ève Surprenant. C’est un non-sens que les hommes viennent nous dire comment faire ! »

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