L’accueil, une longue tradition

Observer l’immigration dans la courte durée, mois par mois, est l’assurance de ne rien voir et de n’en rien comprendre, estime Pierre Anctil, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa, spécialiste de ces questions. « Sur l’échelle historique, on voit qu’on a relativement bien réussi l’intégration des immigrants. Il faut reporter notre regard sur une longue période pour bien cerner ce qui se passe. »
Contrairement à une impression persistante, ce n’est pas du tout ces dernières années que le Canada accueille le plus d’immigrants. « C’est juste avant la Première Guerre mondiale que le plus d’immigrants sont accueillis. En 1913, c’est un sommet : 400 000 immigrants, pour une population d’environ 8 millions d’habitants seulement. Ce serait l’équivalent de plus d’un million et demi d’immigrants aujourd’hui en un an, toutes proportions gardées ! »
L’autre temps fort de l’immigration au Canada se situe dans l’immédiate après-guerre. « De 1945 jusqu’au milieu des années 1950, le Canada a accueilli des gens de partout, beaucoup d’Italiens, mais aussi des victimes de la crise hongroise. » À l’automne 1956, l’insurrection de Budapest contre l’emprise du pouvoir soviétique de Moscou entraîne une vague d’immigration. « C’étaient des gens qui essayaient de fuir une catastrophe. »
En 2014, le Canada a accueilli environ 260 000 immigrants, pour une population totale de 35 millions de citoyens. « On accueille entre 200 000 et 250 000 immigrants par année depuis 25 ans. La crise syrienne ne va pas faire varier ce chiffre. C’est marginal. 25 000 Syriens, ce n’est pas beaucoup historiquement. Et très peu par rapport au nombre d’immigrants accueillis au Québec et au Canada. »
À propos de l’accueil de réfugiés syriens, Pierre Moreau, le ministre des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire du Québec, disait le 24 novembre qu’« il s’agit d’un effort sans précédent ». Pas tellement sur le nombre, précisait-il, mais sur la rapidité. Plusieurs exemples historiques lui donnent tort.
Les Juifs
L’immigration juive, rapide avant 1914, offre des similitudes avec le cas de l’immigration syrienne. « C’est en gros le même phénomène. Les Juifs quittent l’Empire russe. Ils sont dans une situation désespérée, tragique. » Ils sont victimes de violents pogroms. Des attaques armées sont menées contre eux. Tout encourage à leur fuite rapide s’ils veulent sauver leur peau.
« Ils sont les premiers non-chrétiens à arriver soudain massivement au Canada. Ils cristallisent toute une opposition, en particulier dans la société canadienne-française, où ils sont systématiquement exclus. Bien sûr, on ne peut pas comparer. Il y a eu l’holocauste. Mais en gros, disons que ça se ressemble comme drame. » Pour Pierre Anctil, ce qui se passe en Syrie relève aussi du drame et de l’événement qui prend une dimension planétaire. « Les gens partaient parce que ça devenait tout à fait intenable. C’est la même chose pour les Syriens. »
Les Juifs vont immigrer au Canada surtout avant 1914 et après 1945. « Avant 1914, ils sont en gros 100 000 à arriver au Canada, dont de 20 000 à 30 000 au Québec. Toutes proportions gardées, c’est beaucoup. » Le Québec compte alors 2 millions d’habitants.
Entre 1901 et 1931, le nombre d’immigrants installés au Québec est multiplié par cinq. Des Russes, des Italiens, des Lituaniens, des Irlandais, des Galiciens, des Islandais, des Allemands, etc. : les immigrants arrivent de partout, mais l’immigration francophone n’est pas favorisée.
Mais les sensibilités qui sont touchées par l’immigration juive en particulier sont exacerbées. Elles sont du même ordre que celles qui touchent le débat entourant la venue d’immigrants syriens. « Cela touche un phénomène d’altérité religieuse bien plus que culturelle. Les juifs vont être mis à l’écart en gros jusqu’aux années 1960. » Au même moment, d’autres types d’immigrations passent complètement inaperçus. Cela reste vrai aujourd’hui, par exemple avec l’immigration chinoise. « Les immigrants chinois semblent si loin de nous qu’ils passent complètement inaperçus, tandis qu’une immigration musulmane, en comparaison, active des mécanismes sans doute inconscients qui renvoient à des peurs très anciennes, dignes des croisades. »
À la suite de la chute de Saïgon en 1975, des réfugiés sont nombreux. Mais entre 1975 et 1978, le Canada n’accueille qu’environ 9000 d’entre eux, alors que les besoins sont autrement plus importants. En 1979, le nouveau gouvernement canadien de Joe Clark surprend. Il annonce qu’il fera passer l’immigration des « boat people » vietnamiens à 50 000 individus. La prise de conscience de la difficile histoire de l’immigration juive au Canada encourage alors le cabinet conservateur à ne pas ignorer le triste sort réservé par l’histoire à ces gens.
Les Kosovars
Ministre des Relations avec les citoyens et de l’Immigration dans le gouvernement de Lucien Bouchard, Robert Perrault accueille des réfugiés kosovars en 1999, dans la foulée de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. « C’était une opération humanitaire. La guerre faisait rage dans l’ex-Yougoslavie. La situation était urgente », explique-t-il en entrevue au Devoir. Le ministre s’attend à l’époque à ce que le Québec reçoive 1200 des 5000 réfugiés kosovars qui arrivent au Canada.
« Il est toujours important que les représentants du gouvernement soient présents au moment de l’accueil. Les réfugiés doivent voir que les autorités publiques ne sont pas des ennemis ou des adversaires », comme c’est le cas dans les pays qu’ils quittent.
« Il n’y avait pas de fond politique difficile à l’époque, explique en entrevue Robert Perrault. Les Kosovars n’avaient pas fait l’objet d’un débat public. Il n’y avait pas d’appréhension comme aujourd’hui du fait qu’ils étaient musulmans, alors que la plupart l’étaient. »
Le ministère de Robert Perreault s’efforce d’encourager une implantation de cette immigration hors de Montréal. « Il y avait une volonté de diversifier les pôles d’implantation. Mais ce n’est pas simple. Beaucoup sont partis après quelques années, attirés par les grandes villes. »
L’immigrant canadien-français
Les Québécois ne font-ils qu’accueillir les autres ? Eux aussi ont immigré massivement à ne époque pas si lointaine. « Ce n’était pas à cause de la guerre, mais d’une crise d’ordre économique », dit Pierre Anctil.
L’historien de l’Univerité Laval Yves Roby rappelle en entrevue qu’entre 1865 et 1929, environ 900 000 Québécois de langue française vont s’établir dans le Midwest, en Californie et surtout en Nouvelle-Angleterre. « Si ces gens-là n’avaient pas immigré, le Québec d’aujourd’hui compterait, selon les calculs d’une démographe, entre 11 et 12 millions de citoyens. »
Cette saignée dans la population québécoise n’est pas stable. « Le mouvement n’est pas constant. Il est plus fort durant la crise économique de 1873-1879. Le gros morceau, ce sera entre 1922 et 1929. »
En Nouvelle-Angleterre, la population franco-canadienne va compter jusqu’à 11 % de la population totale. « Mais ces Québécois ne sont pas répartis partout sur le territoire. Ils habitent surtout des villes de taille moyenne, où ils comptent jusqu’à 35 %, voire 40 % de la population locale. » Lewiston, Lowell, Manchester, Woonsocket sont des villes qui comptent une forte population migrante parce qu’on y trouve des industries vouées à la transformation du coton, de la laine et du cuir, qui nécessitent beaucoup de main-d’oeuvre.
Cette vague migratoire suscite-t-elle de la colère chez les voisins américains ? « Ils sont bien accueillis par les patrons parce qu’ils sont payés moins cher que les autres ouvriers. Ils ont la réputation d’être de bons travailleurs. » Mais leur présence entraîne aussi des tensions idéologiques. Le clergé catholique, contrôlé par des Irlandais, plaide fermement pour l’assimilation. Les Canadiens français sont accueillis avec froideur de ce côté.
« Des 900 000 immigrants partis aux États-Unis, il reste environ 50 000 personnes capables de comprendre le français, constate Yves Roby. Les autres se sont tous assimilés. »
Du strict point de vue de l’intégration, c’est une réussite, observe Pierre Anctil. « C’est la scolarisation dans le pays d’accueil qui compte. Pour les Syriens, je fais le pari que dans vingt ans, ils seront intégrés à notre société comme les autres immigrants. »