La CEIC a modéré ses ardeurs
Les préavis de « conclusions défavorables » envoyés par la commission Charbonneau à plusieurs témoins contenaient des reproches sévères que le rapport final a laissés de côté, révèle la lecture de ces documents. Ceux-ci montrent également que le commissaire Lachance a épousé mot à mot la position du Parti libéral du Québec (PLQ) en matière de financement politique.
Dans la liasse de documents mis en ligne mercredi sur le site de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (CEIC), on trouve notamment la réponse du PLQ au préavis qui annonçait neuf conclusions défavorables possibles pour le parti dans le rapport final.
Dans ses réponses, l’avocat Michel Décary répond qu’il « est primordial de souligner que l’ensemble des témoignages entendus devant la CEIC confirme qu’il n’y a jamais eu de lien, de près ou de loin, directement ou indirectement, entre le financement politique au PLQ et l’octroi de contrats publics ». Quelques lignes plus loin, M. Décary écrit qu’il serait « essentiel que le rapport final de la CEIC insiste sur l’absence de tels liens ».
Dans les faits, le rapport dit plutôt qu’« un lien [indirect] unissait le versement de contributions à des partis politiques provinciaux et le processus d’octroi de contrats publics ». Mais c’est sur ce point précis que Renaud Lachance a tenu à exprimer sa dissidence d’avec la juge France Charbonneau, une division inattendue qui a en partie volé la vedette au reste du rapport.
M. Lachance soutient que la preuve n’a jamais été faite durant les audiences que « le versement d’une contribution à un parti politique au niveau provincial a permis à une entreprise d’obtenir un contrat ». Depuis le dévoilement du rapport mardi, tous les élus libéraux mettent en avant cette dissidence de M. Lachance.
Des reproches en vrac
Plusieurs ont été étonnés que le rapport final de la commission Charbonneau ne blâme personne directement pour les problèmes de corruption et de collusion observés. D’autant que l’on savait que près de 200 préavis de blâme (ou de « conclusions défavorables ») avaient été envoyés à différents témoins il y a près d’un an. Ces avis ne sont pas publics, mais les réponses données par les personnes visées le sont depuis mercredi.
Or, on apprend à la lecture des documents que la Commission avait à l’époque l’intention de faire des reproches précis à plusieurs personnes ou entités : le PLQ, mais aussi le Parti québécois, Union Montréal, Pauline Marois, Line Beauchamp, Nathalie Normandeau, l’argentier libéral Marc Bibeau, SNC-Lavalin, Gérald Tremblay, Bernard Trépanier (Monsieur 3 % — un surnom « qui n’a pas été établi de façon concluante par la preuve », mentionne son avocat…), Claude Dauphin, Sammy Forcillo, Michel Arsenault et des dizaines d’autres.
Au PLQ, la Commission pensait notamment reprocher « d’avoir fermé les yeux à l’égard de la pratique impliquant le recours à des prête-noms par des entreprises ou des firmes de génie pour verser des contributions politiques », et d’avoir toléré la proximité entre les firmes de génie ou les entrepreneurs et des personnes reliées au parti.
Les reproches étaient semblables — quoique moins nombreux — au PQ : financement corporatif auprès des firmes de génie-conseil, aveuglement volontaire à l’égard de la pratique des prête-noms, tolérance d’une proximité entre les firmes de génie et des gens liés au parti. L’ancienne chef Pauline Marois a reçu un avis annonçant un blâme possible pour ne pas avoir exercé une surveillance adéquate « en regard des actes posés par les personnes responsables du financement qui entretenaient l’idée d’une certaine proximité entre le financement politique et l’octroi de contrat ».
Marc Bibeau a reçu un avis indiquant une conclusion défavorable pour avoir pratiqué du financement sectoriel ; Union Montréal (l’ancien parti de Gérald Tremblay), pour avoir obtenu du financement de firmes de génie et d’entrepreneurs travaillant en collusion ; treize reproches ont été adressés à M. Tremblay pour avoir, essentiellement, fermé les yeux sur une série de situations indiquant un problème de corruption et de collusion ; au final, la CEIC a fait part de centaines de conclusions défavorables… qui ne se sont globalement pas matérialisées au fil des 1741 pages du rapport.
Réponses vives
Pourquoi cela ? Un élément de réponse tient au ton des répliques envoyées par les avocats des personnes ciblées. Plusieurs soulignent la faiblesse des preuves présentées par la CEIC («vagues et imprécises », a dit le PQ à un moment). D’autres soulignent l’iniquité dans le traitement des témoins par la Commission.
Les avocats de Marc Bibeau, par exemple : « La CEIC violerait son obligation d’équité procédurale et d’impartialité » en le pointant du doigt dans son rapport, puisqu’elle a « choisi de ne pas convoquer M. Bibeau à témoigner publiquement, ce qui lui aurait permis de donner sa version des faits ». Il aurait été « imprudent » pour la CEIC d’aller de l’avant, disent-ils.
« Aucun élément de preuve » n’aurait permis de critiquer Pauline Marois, soutiennent ses avocats en vantant son intégrité. « Un blâme de la Commission me concernant ne ferait que jeter du discrédit à mon égard et nuirait de façon grave à ma réputation », prévient l’ancienne ministre libérale Line Beauchamp. Le publicitaire André Morrow évoque un « tort irréparable » à sa réputation en cas de conclusion négative à son égard.
Les démentis et négations de toutes sortes abondent dans chaque document, annonçant à mots à peine couverts que la Commission aurait pu avoir à gérer une série de poursuites judiciaires après le dépôt de son rapport final.
« La Commission a joué de prudence, estime Brian Myles, professeur à l’École des médias de l’UQAM et ancien journaliste au Devoir, spécialisé dans les affaires judiciaires. On peut lire des reproches en filigrane dans le rapport. Mais ils n’avaient pas le choix d’agir comme ça [sans blâme direct], parce que tous les témoins n’ont pas été traités de la même façon : ça a rendu la Commission vulnérable à des contestations de partialité. » M. Myles rappelle à cet égard que des pans du rapport Gomery ont été invalidés pour motifs de partialité.
« Il est probable que les réponses aux préavis ont convaincu la Commission qu’elle ne pouvait pas aller aussi loin dans son rapport que ce qu’elle avait pensé au départ », pense Martine Valois, professeure de droit à l’Université de Montréal et ancienne membre de la commission Bastarache.
Selon elle, « la crainte, pour la Commission, c’est de voir son rapport contesté sans fin devant les tribunaux. Si on se perd dans des procédures judiciaires, ça annule l’effet du rapport. Mme Charbonneau aurait sûrement voulu être plus mordante, mais il faut parfois faire une évaluation coût/bénéfice. Ça explique la situation d’aujourd’hui. »