À qui la rue? À tous, la rue!

Une importante décision renforçant le droit de manifester a été rendue par la Cour supérieure jeudi. L’interdiction faite par le Code de la sécurité routière d’entraver la circulation dans les rues viole un droit constitutionnel, a conclu le juge Guy Cournoyer.
Gabrielle Garbeau, l’appelante acquittée dans cette cause, a reçu un constat d’infraction le 15 mars 2011. Elle avait marché contre la brutalité policière, avant d’être arrêtée en vertu de l’article 500.1, maintenant invalidé.
Celui-ci interdit toute entrave à la circulation « au cours d’une action concertée », sauf lors de défilés ou de manifestations préalablement autorisés. Or, ce tribunal a considéré que cette disposition « porte atteinte aux libertés d’expression et de réunion pacifique protégées par les chartes québécoise et canadienne ».
« C’est une victoire pour le droit de manifester », s’est réjouie Nicole Filion, coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés (LDL), intervenue dans le dossier. « Depuis plusieurs années, ce droit est mis à mal dans la société québécoise, et ce jugement établit clairement que le droit de manifester dans l’espace public est un droit fondamental. C’est important que ce soit rappelé », a-t-elle poursuivi en entrevue au Devoir.
Sibel Ataogul, avocate de Mme Garbeau, s’est également déclarée contente de la décision rendue jeudi. C’est le cabinet où elle exerce, Melançon, Marceau, Grenier et Sciortino, qui a porté la cause en appel après un revers en Cour municipale. Plus de 200 demandeurs avaient contesté les arrestations pour entrave à la circulation survenues le 15 mars 2011. Le juge de première instance avait aussi reconnu que le droit de manifester est fondamental, mais « il avait considéré que la limite imposée était justifiable dans le cadre d’une société démocratique », a expliqué Mme Ataogul.
Le juge de la Cour supérieure a en fait considéré qu’il n’y a pas de véritable mécanisme pour faire autoriser une manifestation, condition pour s’exempter de l’application de l’article 500.1. « Le gouvernement [par la voix de sa procureure générale] a d’abord prétendu que c’était la police qui autorisait », ajoute l’avocate. Les forces policières ne peuvent toutefois exercer ce pouvoir, qui est politique, et être mandataires d’une ville pour autoriser ou non les manifestations, a statué le tribunal. Il ne figure pas non plus de critères d’autorisation dans la loi qui soient assez précis pour une telle autorisation.
Autre victoire symbolique pour la Ligue qui invoque cet enjeu de longue date, le juge a estimé que « l’exercice du droit de manifester est soumis à l’exercice d’un pouvoir arbitraire absolu des policières et policiers qui tolèrent ou non les manifestations en fonction de critères inconnus », expose Mme Filion.
Un message clair
Le texte du jugement cadre d’emblée un débat plus large, qui ne porte pas sur le droit de bloquer la circulation ou non, mais bel et bien sur les limites au droit de manifester qui peuvent être considérées comme justifiables dans notre société. « La présente affaire offre une occasion de préciser le cadre de l’exercice du droit constitutionnel de manifester », écrit le juge Guy Cournoyer.
Une manifestation ne doit surtout pas être considérée comme une forme d’expression prohibée. Le juge Cournoyer n’a pas manqué de le rappeler à Me Patrice Claude, du procureur général du Québec, lors d’échanges parfois acrimonieux durant le procès. « Historiquement, les manifestations ne se faisaient pas dans le fleuve Saint-Laurent. Elles se sont toujours faites dans les rues, partout sur la planète », a dit Me Cournoyer en détachant chacun de ses mots lors de la plaidoirie de M. Claude, le 23 mars 2015.
Il a poursuivi : « La question est de savoir si manifester dans les rues peut être interdit complètement. Vous semblez soutenir que oui. » Puis il a énuméré toutes les manifestations publiques se déroulant sur un chemin public, du défilé de la Saint-Patrick aux manifestations « pour le oui, pour le non, contre l’avortement, pour l’avortement ».
Plus important encore, le droit de manifester, intimement lié à la liberté d’expression, ne doit pas seulement être protégé pour les protestataires qui l’exercent, mais dans l’intérêt de l’ensemble de la société. « L’importance de la manifestation découle de l’absence de moyens efficaces pour se faire entendre, ce qui est essentiel dans une société démocratique », cite Nicole Filion de la LDL.
Cette cause pourrait d’ailleurs en inspirer d’autres, notamment la contestation de deux articles du règlement municipal montréalais P-6. Le jugement réitère que les forces policières sont en mesure d’encadrer les manifestations en dépit du fait qu’elles n’ont pas été avisées, ce qui était devenu le justificatif pour exiger un itinéraire.
Ce jugement donne aussi du poids à un autre recours collectif intenté par 300 personnes arrêtées et détenues à la même date que Mme Garbeau, le 15 mars 2011. « Nous alléguons que ces arrestations étaient illégales et la Cour supérieure semble nous donner raison », s’est réjoui Marc Chétrit, l’avocat dans cette cause.
Le gouvernement dispose maintenant de six mois pour apporter des modifications au Code de la sécurité routière, sans quoi les policiers ne pourront plus l’utiliser. La Ligue des droits et libertés demande à la procureure générale du Québec, la ministre Stéphanie Vallée, de ne pas porter la cause en appel.