La nouvelle condition humaine

«La décision de faire un gouvernement paritaire devient une bonne chose parce qu’elle envoie le signal qu’en dépit des inégalités de représentation au Parlement, on tend quand même vers cet objectif», note la féministe française Camille Froidevaux-Metterie.
Photo: Andrew Yates Agence France-Presse «La décision de faire un gouvernement paritaire devient une bonne chose parce qu’elle envoie le signal qu’en dépit des inégalités de représentation au Parlement, on tend quand même vers cet objectif», note la féministe française Camille Froidevaux-Metterie.

Sitôt élu, le premier ministre Justin Trudeau a répété qu’il tiendrait promesse en composant un cabinet fédéral équilibré entre les hommes et les femmes. La décision paritaire, impossible et même impensable il y a quelques décennies à peine, montre à quel point nos sociétés sont bouleversées par une exceptionnelle mutation à l’échelle de l’histoire humaine : les rôles et les tâches ne s’attribuent plus sur la base d’un partage hiérarchisé et sexué des individus. Malgré les obstacles obstinés, malgré certains ressacs antiféminins et antiféministes, la convergence des genres est bel et bien en marche et jusqu’à ce très haut sommet du pouvoir.

« J’accueille la décision de Trudeau avec joie, dit la féministe française Camille Froidevaux-Metterie. La politique est un des domaines sociaux les plus durs pour les femmes. J’ai suivi les résultats canadiens de très près. Au final, 26 % de femmes entrent au Parlement canadien [soit 88 élues par rapport à 80 dans l’ancienne législature]. Nous, en France, on a 27 %, et pourtant nous vivons avec un système institutionnel de résistance masculine mélangé à de la misogynie. J’étais persuadée que ce serait plus au Canada, où je pensais que ça se passait forcément mieux que chez nous. Du coup, la décision de faire un gouvernement paritaire devient une bonne chose, parce qu’elle envoie le signal qu’en dépit des inégalités de représentation au Parlement, on tend quand même vers cet objectif. »

La professeure Froidevaux-Metterie enseigne l’histoire des idées politiques à l’université de Reims. Elle a conçu un film de docufiction et une enquête après avoir interviewé une soixante de femmes politiques de son pays. On peut les consulter sur danslajungle.com. Elle vient de faire paraître La révolution du féminin (Gallimard), sur les fondements théoriques et les implications pratiques de la « désexualisation du vivre-ensemble ». Elle était de passage à Montréal et à Ottawa la semaine dernière pour une tournée de conférences universitaires.

Elle et les autres

 

Ancienne étudiante de l’historien des idées Marcel Gauchet, spécialiste des rapports entre religion et politique, la professeure Froidevaux-Metterie a bifurqué vers les études féministes au début de la décennie pour comprendre ce qui lui arrivait comme jeune mère et comme professionnelle débutante. « La philosophie est une expérience élucidée », dit le philosophe Merleau-Ponty, cité dans l’essai de la féministe.

« Tout le monde me répétait que j’avais une chance inouïe d’avoir à la fois un poste [de professeure] et un enfant. Pour moi, c’était au contraire très difficile de quitter mon bébé. Je trouvais aussi très difficile de ne pas pouvoir en parler. Il y a un tabou : on n’est pas censé se plaindre comme femme moderne, accomplie et contente de son sort. »

Dans son étude foisonnante et passionnante, elle montre comment la division hiérarchique traditionnelle du monde entre la sphère du privé féminin et la sphère du public masculin, figée depuis les Grecs anciens, va tomber sous les attaques des féministes qui vont faire de la vie privée des femmes un lieu politique, un lieu de pouvoir.

 

La généalogie de cette mutation peut se ramener grossièrement à trois temps forts.

La première vague féministe, autour des suffragistes, remonte au tournant du XXe siècle. Il y a tout juste cent ans, des dizaines de milliers de femmes marchaient à New York pour l’obtention du droit de vote. Le nouveau film de fiction Suffragette rappelle cette lutte en Grande-Bretagne.

La deuxième vague date des années 1970. « Du point de vue des femmes, l’histoire de la modernité est très différente et beaucoup plus tardive, poursuit l’historienne des idées. Les féministes ont enclenché un processus irréversible vers la fin de la hiérarchisation sexuée du monde. Des transformations sociologiques ont accompagné cette mutation, l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, la révolution procréatrice, concomitante de la deuxième vague, qui permet aux femmes de se réapproprier leurs corps pour devenir, comme les hommes, des individus de droit pouvant revendiquer la même place dans le monde du travail. »

La troisième vague féministe, marquée par les cultural studies, a eu tendance à noyer les femmes dans la grande catégorie des opprimés pour des raisons de classe, de race, d’orientation sexuelle, etc. La professeure parle d’un féminisme sans femmes. « Ce féminisme ne me semble plus dire grand-chose de la condition des femmes contemporaines. Ce que certaines théoriciennes appellent la femme lambda, soumise à l’hétéronormativité, ne s’y retrouve pas. Des femmes comme moi, professionnelles, mariées, avec des enfants, perpétueraient la soumission phalocentrée. Je suis intriguée par cette nouvelle normativité paradoxale. Ce féminisme lutte contre des normes en en créant de nouvelles et, dans le débat, ça se fixe très vite. »

Une projection de l’intime

Prudente et rigoureuse, la professeure s’extirpe finalement de cette tendance à la désincarnation. Elle fournit alors des clés pour lire et comprendre les situations les plus ordinaires du quotidien de chacun dans un monde où il est possible d’être à la fois un sujet incarné et un sujet de droit universel.

À partir d’une perspective phénoménologique, celle de l’expérience vécue, elle développe par exemple une analyse audacieuse et raffinée du rapport des femmes contemporaines à l’apparence, cette projection de l’intime.

Pour certaines féministes, le corps féminin concentre le vecteur primordial de leur aliénation. La libération doit donc passer par une sorte de désincarnation : après n’avoir été que des corps, les femmes ont été encouragées à vivre comme si elles n’en avaient pas.

Mme Froidevaux-Metterie explore plutôt la corporéité même de l’existence. Le corps devient le vecteur du sens et le souci esthétique corporel se présente comme un projet de coïncidence à soi.

« La quête toujours recommencée de la beauté renvoie ainsi à une recherche de l’adéquation de soi par laquelle une femme deviendra ce qu’elle est, écrit-elle. Elle témoigne aussi de la valeur qu’elle se confère à elle-même en tant qu’être digne d’être aimé, c’est-à-dire digne d’être orné. Comprise en ces termes, la démarche d’embellissement obéit à une logique proprement inverse de celle de l’aliénation à laquelle elle est communément ramenée, elle témoigne d’une véritable appropriation de soi. »

Camille Froidevaux-Metterie en cinq dates

1999 Ernst Troeltsch : la religion chrétienne et le monde moderne (PUF)

2009 Politique et religion aux États-Unis (La Découverte)

2013 Docufiction et enquête Dans la jungle

2014 Féminin et masculin en questions (Armand Colin)

2015 La révolution du féminin (Gallimard)


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