La petite Chinoise ne viendra pas

Illustration: Christian Tiffet

Finalement, ma femme et moi n’accueillerons pas de petite Chinoise chez nous. Notre projet d’adoption internationale a avorté. Ce n’est pas un drame ni une tragédie. C’est seulement une histoire qui aurait pu être belle, mais qui finit en queue de poisson, la banale histoire un peu triste d’un échec institutionnel.

En 2007, nous avons décidé d’adopter une petite fille en Chine. Ce n’était pas un coup de tête, mais la conclusion de mûres réflexions. Mariés depuis 12 ans, nous voulions des enfants, au moins un, en tout cas, pour commencer. Or, après quelques années d’essai par les voies naturelles, nous devions conclure à l’échec de cette méthode pour nous. Nous avons passé les tests d’usage dans cette situation, sans parvenir à déterminer les causes de notre insuccès. « Tout est beau, pourtant », nous assuraient les spécialistes. La stimulation ovarienne, aussi essayée, n’a rien donné.

Cette année-là, donc, nous évaluons nos options. Assez rapidement, nous excluons la procréation assistée. La lourdeur technomédicale de cette méthode au succès incertain nous rebute, de même que son caractère très commercial. La procréation assistée, en effet, nous le découvrons alors qu’elle est encore quasi systématiquement prise en charge par le privé, c’est une business, et cela nous déplaît. Nous sommes un couple de gauche, après tout, et nous ne communions pas au culte de l’enfant biologique à tout prix. Nous ne considérons pas notre incapacité de procréer ensemble comme une maladie et nous sommes convaincus que la force du lien filial est d’abord un fait de culture plutôt que de nature.

« C’est folie de croire que c’est la nature qui détermine si un enfant est bien le mien, écrivais-je en 2010 dans l’hebdo lanaudois L’Action. C’est la culture qui joue ce rôle. Je suis le fils de mon père et de ma mère parce qu’ils m’ont traité comme tel, en me parlant et en agissant avec moi avec amour. Il faut être malade pour croire le contraire. »

 

Le choix de la Chine

Ce sera donc l’adoption. Il reste à décider si nous adopterons un enfant du Québec ou d’ailleurs. Après de multiples discussions avec des responsables de l’adoption québécoise, nous choisissons l’adoption internationale. Adopter un enfant québécois, ça signifie le plus souvent jouer d’abord le rôle de famille d’accueil, avec le risque de se faire retirer l’enfant après un certain temps. Cela nous inquiète. Nous aimons la stabilité, et ce risque de montagnes russes émotives n’est pas pour nous. De plus, l’idée que les parents biologiques de cet enfant seront toujours dans le décor et pourraient souhaiter renouer avec leur enfant des années plus tard nous refroidit. À tort, peut-être, mais tel est notre sentiment.

Nous irons donc à l’international. J’aime bien, personnellement, l’option d’adopter un Coréen du Sud. Allergique aux voyages à l’étranger, j’apprécie le mode de fonctionnement de ce pays en matière d’adoption : les enfants sont amenés ici et les parents adoptifs les accueillent à l’aéroport Trudeau. C’est parfait pour moi.

Voyageuse, ma femme a d’autres critères et est séduite, je la comprends, par les petites Chinoises. Il est vrai que nous préférerions une fille — les Coréens offrent surtout des garçons — et que nous connaissons, dans notre entourage, plusieurs petites Québécoises adoptées en Chine qui sont adorables. Nous choisissons donc la Chine et nous entendons là-dessus : ma femme ira là-bas en compagnie de son père pour aller chercher le trésor.

Là, ça ne fait que commencer. Nous nous procurons les documents nécessaires à cette démarche, nous choisissons une agence d’adoption et nous lisons beaucoup sur le sujet. Les ouvrages du Dr Jean-François Chicoine, grand spécialiste québécois du sujet, nous font réfléchir. Tout en étant plutôt favorable à l’adoption internationale, Chicoine se fait un devoir de ne pas dorer la pilule aux parents qui souhaitent adopter. Il a raison, évidemment. Un enfant adopté a souvent un parcours plus difficile qu’un enfant ordinaire. Nous retenons la leçon, mais nous sommes déterminés, confiants en la puissance de la fraternité humaine, et nous connaissons, je l’ai mentionné, plusieurs petites filles adoptées en Chine qui vont très bien. C’est décidé : nous nous lançons.

La préparation du dossier

 

Un peu fastidieuse, la constitution de notre dossier d’adoption se déroule malgré tout dans la bonne humeur. Nous devons fournir des actes de naissance, un certificat de mariage, des preuves de notre bonne conduite civique (antécédents criminels), un bilan financier, des certificats médicaux et des lettres d’intention (nos motivations de parents adoptants). Les frais d’inscription à l’agence d’adoption s’élèvent à 3700 $, auxquels il faut ajouter tout le reste (frais des documents précédents, évaluation psychosociale et voyage en Chine), pour un total approximatif, en 2008, de 21 000 $. Ça nous va. Nous étions prévenus.

Pour octroyer le droit d’adopter à l’étranger, le Secrétariat à l’adoption internationale (SAI), qui relève du gouvernement du Québec, impose aux parents une évaluation psychosociale. Cette démarche est essentielle pour éviter des histoires qui tournent mal. Nous nous soumettons de bonne foi donc à cette procédure. Ma femme et moi devons remplir, chacun de notre côté, un document d’une quinzaine de pages, qui est une sorte d’autopsychanalyse dans laquelle nous témoignons de notre expérience de vie, surtout familiale.

Ensuite, nous rencontrons, d’abord individuellement et ensuite ensemble, une psychologue ou une travailleuse sociale qui revient sur tout cela avec nous de vive voix. Quand on a eu une vie plutôt facile, l’expérience n’est pas désagréable, surtout que nous passons le test haut la main.

En mai 2008, enfin, notre dossier est envoyé à l’ambassade de Chine. À partir de cette date, officiellement, nous sommes sur la liste. Il ne nous reste plus qu’à attendre un appel de l’agence d’adoption, qui nous proposera une enfant et nous invitera au grand voyage dans l’Empire du Milieu, à la rencontre de notre petite fille. Ce sera long, nous prévient-on. Trois ans et demi, peut-être. Ma femme a 38 ans et moi, 39. Nous sommes prêts et enthousiastes.

Les mois et les années passent...

 

Les mois et les années qui suivent sont plus tranquilles. Deux ou trois fois par année, l’agence d’adoption nous envoie un courriel nous informant que des parents sont partis en Chine pour aller chercher leur petite. Dans ce courriel, on nous dit, par exemple, que les parents inscrits en octobre 2004 viennent de recevoir l’appel. Pour évaluer le délai d’attente, nous devons faire un calcul. Si nous sommes en décembre 2008, il faut conclure que ce délai est de quatre ans et deux mois. Au début, notre attente, c’est ça.

Les mois et les années passent, nos parents et amis nous demandent sans cesse « et puis ? » les courriels de l’agence se font de plus en plus rares et les délais s’allongent. C’est quatre ans et demi, c’est cinq ans, etc. Ça commence à nous inquiéter. Questionnée sur le sujet, l’agence a peu d’explications à fournir.

Pour être certains que le problème n’est pas lié à notre agence, nous téléphonons, incognito, à une autre agence qui fait affaire avec la Chine. On nous confirme que les délais s’allongent, sans raison identifiable. Dans les médias, des reportages exposent la situation, sans parvenir à l’expliquer. Nous ne nous en faisons pas trop. Attendre, c’est plate, mais peu exigeant. Ma femme et moi ne sommes pas des pleureuses, et notre vie est bien remplie par ailleurs. Nous attendons donc, pas trop soucieux, mais un peu dubitatifs.

En janvier 2013, après presque cinq ans d’attente, nous recevons une lettre de l’agence d’adoption. Elle nous annonce que le délai est désormais de six ans et trois mois et nous incite à nous inscrire à la « banque d’enfants présentant un ou des besoins particuliers », souvent adoptables après cinq mois seulement. L’agence précise même que plusieurs enfants placés dans cette banque ne présentent, en fait, aucun besoin particulier. Comme nous avons lu le Dr Chicoine, nous sommes sceptiques et refusons cette offre. Bien des articles publiés dans les grands médias nous confirmeront ensuite que nous avons eu raison. Cette banque est une véritable loterie.

Des tuiles

 

Le début de l’année 2014 nous réserve deux tuiles. D’abord, une lettre du SAI nous apprend que notre évaluation psychosociale, réalisée en 2008, n’est plus valide et doit être mise à jour. La perspective d’avoir à recommencer toute cette démarche nous assomme. Nous comprenons, de plus, que plusieurs des documents de notre dossier seront, eux aussi, considérés comme périmés.

Ensuite, deuxième tuile, une lettre de l’agence d’adoption nous annonce que, étant donné les nouveaux délais anormalement longs, des « frais exceptionnels » de 1000 $, pour maintien de dossier, s’ajouteront annuellement aux frais initiaux, tout cela, évidemment, sans aucune garantie quant au succès de notre démarche. Ces lettres, il faut le préciser, sont envoyées par courrier ordinaire. Aucune vérification n’est faite pour s’assurer de leur réception. Cette procédure nous semble pour le moins peu professionnelle. Si nous ne répondons pas à ces lettres, notre démarche d’adoption sera annulée. Personne, pourtant, ne s’assure que nous les avons bien reçues. Ce n’est pas sérieux.

Le contrat signé avec l’agence d’adoption est pourtant clair : les frais d’inscription et d’administration sont des « frais fixes » de 3700 $. Les parents adoptants n’y sont pour rien dans l’allongement de la durée des délais. Aussi, leur faire payer de nouveaux frais m’apparaît comme légalement inacceptable.

J’appelle donc à l’Office de la protection du consommateur (OPC) pour demander un avis sur cette décision. Je sens un malaise au bout du fil et je le comprends. On n’est pas vraiment un consommateur, après tout, quand on adopte un enfant. Toutefois, ce contrat, me dit-on à l’OPC, est bel et bien un contrat de service et la loi est claire : on ne peut imposer de frais supplémentaires à moins d’indications précises dans le contrat. Dans le nôtre, la seule indication parle de « frais fixes ». Quand je discuterai de la légalité de ces « frais exceptionnels » avec la directrice générale de l’agence d’adoption, elle sera sur la défensive, louvoiera et finira par accepter de reporter cette augmentation, avant de revenir à la charge l’année suivante.

A-t-elle appliqué cette décision seulement à notre cas — les fatigants qui se plaignent — ou à tous ? Aurais-je dû essayer de contacter d’autres parents adoptants pour faire la lumière là-dessus ? Aurais-je dû faire une plainte à l’OPC ? Je ne l’ai pas fait, en me disant que contester ainsi cette décision pourrait nuire à notre dossier, voire mettre l’agence sur la paille. Je reste cependant avec l’impression que bien des parents, pour qui l’adoption est une question de vie ou de mort, ont payé sans rechigner, même si la demande de l’agence était irrecevable.

Le décrochage

 

C’est à ce moment que nous avons décidé de décrocher. Notre longue attente — six ans — ne donnait rien, on nous demandait, maintenant, de presque tout recommencer sans aucune garantie de réussite, on exigeait de nous de nouveaux débours légalement douteux et nous étions maintenant âgés, respectivement, de 44 et de 45 ans.

Attendre patiemment, après nos démarches d’origine, ça pouvait aller. Jouer aux fous, être les dindons de la farce dans une affaire où nos soi-disant alliés (SAI, centre jeunesse, agence d’adoption) nous traitaient comme des numéros encombrants, ça suffisait. « Arrêtons-nous ? » nous sommes-nous demandé. Et la réponse, difficile à donner après tant d’efforts et d’espoir, fut oui.

Nous avons alors détaché, déçus, la photo de la belle petite Chinoise inconnue qui ornait la porte de notre frigo, et ma femme est allée ranger au sous-sol la boîte contenant notre dossier d’adoption. Nous avions bien vécu jusque-là. Il serait sûrement possible d’en faire autant dans les années à venir. Aucun responsable officiel (SAI, centre jeunesse, agence d’adoption), je dis bien aucun, ne nous a contactés pour s’enquérir de notre décision. Pourtant, nous n’avions pas répondu aux lettres. En 2007-2008, lors de nos démarches d’inscription à ce projet, on se bousculait pour répondre à nos questions, nous guider dans les procédures et nous encourager.

En 2014, on nous a platement informés que si nous ne recommencions pas presque tout et n’acceptions pas de payer de nouveaux frais imprévus, notre dossier serait caduc. Adopter un enfant, c’est important et sérieux, nous martelait-on. Accompagner les parents dans ce processus, quand il s’étire indûment et s’étiole, ne semble pas avoir la même importance pour ces organismes. À l’heure de nous évaluer, une armée d’intervenants nous entourait. À l’heure du dépit, nous étions laissés à nous-mêmes par ces experts, amis et protecteurs de l’enfance.

« Notre petite Chinoise, si elle peut finir par arriver (dans deux ans, nous dit-on), sera accueillie par des paroles et des gestes d’amour, écrivais-je en 2010. Ce sera une vraie Québécoise. À 100 %. Ce sera notre fille. Pleinement. La petite fille de parents en santé. »

Finalement, ça ne se passera pas comme ça parce que l’adoption de petites Chinoises normales par des parents québécois, aujourd’hui, ça ne marche plus. Elle ne viendra pas, donc, notre petite Chinoise. Ce n’est ni un drame ni une tragédie. Nous n’en mourrons pas. Nous sommes déjà passés à autre chose. C’est tout de même dommage. Je voulais l’appeler Marie et ma femme penchait pour Rosalie. Nous l’aurions aimée.

C’est folie de croire que c’est la nature qui détermine si un enfant est bien le mien. C’est la culture qui joue ce rôle. Je suis le fils de mon père et de ma mère parce qu’ils m’ont traité comme tel, en me parlant et en agissant avec moi avec amour.

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