Quatre ex-PM appellent à la reddition de la bâtonnière

Dans un geste exceptionnel, quatre anciens premiers ministres invitent la bâtonnière suspendue, Lu Chan Khuong, à retirer sa poursuite contre le Barreau du Québec et à se soumettre au processus mis sur pied pour faire la lumière sur les allégations de vol à l’étalage dont elle fait l’objet.
Les ex-premiers ministres Lucien Bouchard, Bernard Landry, Daniel Johnson et Pierre Marc Johnson, tous membres du Barreau, se portent à la défense de l’ordre professionnel des avocats pour sa réponse à la crise de confiance provoquée par l’affaire Khuong. Dans une lettre remise au Devoir, ils appuient le Barreau pour sa décision de suspendre la bâtonnière et d’ouvrir une enquête sur les faits allégués contre elle.
« […] Rien ne pouvait exempter le CA de son devoir d’aller au fond des choses, d’où la validité du fond de la décision », écrivent les signataires.
« Dès lors qu’elle était temporaire, en attendant les conclusions d’une enquête, la suspension ne dérogeait en aucune façon au droit fondamental à la présomption d’innocence. […] Ce faisant, le CA n’enfreignait aucune norme de confidentialité : obligés de se préoccuper du caractère public de graves allégations, les administrateurs se devaient d’enclencher un processus de vérification. À n’en pas douter, ne rien faire et fermer les yeux les auraient exposés au très sérieux blâme d’avoir abdiqué leurs responsabilités envers le Barreau, ses membres et le public », ajoutent-ils.
Cette histoire entache la crédibilité du Barreau auprès du public, croit Pierre Marc Johnson, l’initiateur de la lettre ouverte. L’institution du Barreau est tellement cruciale en démocratie que les quatre anciens premiers ministres ont décidé d’intervenir sur la place publique pour éviter une « dérive ».
Le Barreau et la bâtonnière, Lu Chan Khuong, sont engagés dans une bataille juridique depuis deux mois. Le Conseil d'administration (CA) de l’ordre professionnel a suspendu Me Khuong, en juillet, pour une histoire qui remonte à avril 2014. L’avocate s’est fait prendre à sortir des vêtements sans payer au magasin Simons de Laval, mais aucune accusation n’a été déposée contre elle. Me Khuong plaide avoir été distraite. L’incident a été déjudiciarisé, un processus confidentiel qui a cependant fait l’objet d’une fuite dans les médias.
Le Barreau a mis sur pied un comité indépendant pour enquêter sur les allégations de vol à l’étalage à l’endroit de la bâtonnière. Lu Chan Khuong a poursuivi les membres du CA en dommages. Ils ont répliqué avec une autre poursuite.
« Rien n’empêcherait la bâtonnière de retirer sa poursuite et de se soumettre [au comité d’enquête mis sur pied par le CA]. C’est sûr qu’il n’est pas trop tard pour elle de faire ça », dit Pierre Marc Johnson, ancien chef de gouvernement du Parti québécois, en entrevue téléphonique avec Le Devoir.
Dans leur lettre, les quatre signataires formulent le même souhait autrement : « La bâtonnière aurait-elle dû, par souci de soustraire l’institution du Barreau et elle-même à une controverse préjudiciable à tous égards, se résoudre à quitter avec élégance temporairement ses fonctions et consacrer ses énergies à dissiper le malaise que faisaient naître les allégations qu’elle estime sans fondement ? On nous permettra de le penser. »
La solution des démissions
Jean-François Bertrand, l’avocat de Me Khuong, rejette la proposition des quatre anciens premiers ministres. La bâtonnière s’estime lésée et a décidé de faire valoir ses droits devant les tribunaux, rappelle-t-il. Daniel Johnson a lui-même déjà poursuivi l’ancien animateur de radio André Arthur et a obtenu des dommages et intérêts en 2002, souligne l’avocat. Lucien Bouchard et Jacques Parizeau ont aussi poursuivi un citoyen, Richard Lafferty, qui les avait comparés à Hitler, au début des années 90.
« Ma cliente l’a dit et le redit aujourd’hui : la seule façon de régler la question de la légitimité de tout un chacun, c’est que tout le monde [la bâtonnière et les membres du CA du Barreau] démissionne et on déclenche une élection générale », dit Me Bertrand au Devoir.
Lu Chan Khuong a obtenu l’appui de 68,5 % des membres du Barreau lors d’une assemblée générale tenue la semaine dernière à Laval. Ils ont voté une résolution demandant au CA de réintégrer la bâtonnière dans ses fonctions, ce que le Barreau a refusé mardi. « Après analyse de la proposition des membres et compte tenu des procédures judiciaires intentées par la bâtonnière et toujours en cours, le CA estime, à ce stade-ci, que la réintégration de la bâtonnière dans ses fonctions ne redresserait pas la situation actuelle », a indiqué le Barreau.
Le CA exclut aussi la solution proposée par la bâtonnière — des démissions suivies d’élections — et préfère s’en tenir au processus judiciaire devant la Cour supérieure.
Il est fort possible que cette affaire se règle ultimement devant les tribunaux, croit Stéphane Beaulac, professeur à la Faculté de droit à l’Université de Montréal. L’institution du Barreau sortirait cependant gagnante d’un règlement rapide de cette crise de confiance, selon lui.
« On peut penser que les membres du Barreau qui ont appuyé la bâtonnière à 68,5 % en assemblée générale sont déconnectés par rapport à la perception du public. Il y a eu des allégations qui ont amené le CA à la suspendre. Les anciens premiers ministres [qui signent la lettre d’appui au Barreau] ont compris que la confiance du public envers les officiers de la justice est en jeu », dit Stéphane Beaulac.
Charest garde le silence
L’ancien premier ministre Jean Charest, lui aussi membre du Barreau, a décidé de ne pas se mêler de la crise qui secoue l’institution. M. Charest a été sollicité pour signer la lettre d’appui au CA du Barreau, confirme Pierre Marc Johnson au Devoir. Il a décliné l’invitation en raison du conflit qui l’a déjà opposé à l’ex-ministre libéral Marc Bellemare, le mari de Lu Chan Khuong. Les deux anciens collègues s’étaient affrontés dans le cadre de la commission Bastarache sur le processus de nomination des juges, en 2010. Ils ont conclu une entente à l’amiable en 2011 après s’être poursuivis mutuellement pour diffamation. L’ancienne première ministre Pauline Marois, de son côté, n’a pas été invitée à signer la lettre, car elle n’est pas membre du Barreau.Il n’échappera à personne que de telles responsabilités imposent, dans la réalité comme aux yeux du public, à ceux qui doivent les assumer, un comportement éthique exemplaire. C’est ce qu’avaient sans doute à l’esprit les membres du CA lorsque, devant des allégations d’inconduite grave, ils ont jugé de leur devoir de requérir de l’intéressée les explications propres à les rassurer...