Les morts vivent sur Facebook

Les profils des défunts deviennent des lieux de commémoration. Pour le meilleur et pour le pire.
Photo: François Pesant Le Devoir Les profils des défunts deviennent des lieux de commémoration. Pour le meilleur et pour le pire.
À l’heure où un compte survit à son détenteur, la façon de faire son deuil a changé. Les réseaux sociaux jonglent entre préservation de leurs données et respect de la volonté des proches.
 

Une notification sur votre téléphone, un matin au réveil, sonne comme un retour en arrière. Alors que vos yeux ne sont qu’à demi ouverts, votre portable vibre et Facebook vous informe que c’est l’anniversaire d’un ami proche. Sauf que cet ami est mort. Le réseau social, prévu pour les vivants, vous propose de vous rendre sur son profil pour le célébrer. Ce que vous faites, instinctivement. Et à chaque fois, c’est une petite rechute. Vous passez une demi-heure à faire glisser mécaniquement votre pouce de gauche à droite pour faire défiler les photos. Comme autant de souvenirs du temps ancien, lorsque vous viviez avec plus de légèreté.

Si vous n’avez pas encore connu ce moment, n’ayez crainte, c’est pour bientôt. Dans quelques années, le réseau social sera peuplé de plus en plus de morts. Selon une étude de Entrustet, trois personnes inscrites sur Facebook meurent chaque minute dans le monde. En France, 544 000 personnes sont mortes en 2014, et Facebook y compte 26 millions de profils. Le calcul est vite fait : on peut imaginer que près de 24 personnes inscrites sur le réseau meurent chaque heure dans le pays.

Souvent, lorsqu’une personne inscrite sur le réseau décède, les proches maintiennent le profil du défunt pour lui rendre hommage. Ils y publient photos, messages et chansons, même plusieurs années après la mort. Facebook induit pour ceux qui restent un sentiment de culpabilité et une pulsion difficile à freiner : « Je sais que ça me fait du mal, mais je le fais quand même. »

Amel a perdu l’un de ses plus proches amis il y a cinq ans. Si voir des photos de lui sur le réseau la rassure la plupart du temps, elle reconnaît qu’il peut aussi y avoir un effet pervers : « C’est un peu masochiste oui, on revoit les photos anciennes, on devient nostalgique. C’est souvent le soir quand je suis seule, je vais regarder une photo et tomber en larmes. » Souvent, le fait de se replonger dans ces images la soulage. Parfois, ça « l’enfonce encore plus ».

Mais supprimer le compte, c’est parfois aussi voir mourir la personne une deuxième fois. Pour Vanessa Lalo, psychologue spécialisée dans le numérique : « Le Web représente en quelque sorte une allégorie de l’au-delà, on ne peut pas le toucher ni le matérialiser. C’est un espace illimité, qui rend immortel : nous y survivrons tous après notre mort. Il y aura des traces. »

« Mausolée numérique »

La particularité du réseau social, c’est qu’il donne l’impression que la personne vit toujours. Les vieilles images et statuts restent, comme une maison que l’on n’aurait pas pris le temps de vider avant de déménager. Les proches peuvent donc entretenir une forme d’interaction avec le défunt. Camille, qui a perdu sa soeur il y a cinq ans, a préféré supprimer son profil pour cette raison : « Le problème, c’est que si tu laisses le compte actif, ça donne l’impression que la personne est encore en vie, mais ce n’est pas la réalité, ce n’est plus elle qui gère son compte. Facebook est différent de la réalité et on l’oublie. » Le désactiver lui a permis de faire son deuil : « Au début, quand je l’ai supprimé, je l’ai réactivé au bout d’un mois, mais ce n’était pas bon pour moi. J’allais souvent sur sa page, c’était un peu morbide. »

Selon Vanessa Lalo, le rapport que l’on entretient à ces morts d’Internet n’est pas si nouveau, bien qu’ambigu : « C’est assez similaire à la façon dont on pouvait vivre un décès avant. On n’a pas tous un autel funéraire pour se recueillir, le fait d’avoir un lieu numérique peut servir à ça. » Pour ceux qui ont moins l’habitude de se rendre sur les tombes, ou n’en ont pas la possibilité, Facebook peut servir de substitut. Stéphane, qui a perdu un proche il y a cinq ans, a fini par arrêter d’écrire sur le mur du défunt. Mais il y retourne trois ou quatre fois par an : « Aller voir son profil, c’est comme lui faire un petit coucou. C’est un mausolée numérique. »

Sauf qu’à l’inverse d’un autel ou d’une tombe, sur le réseau social, tout est visible. Lorsque l’on écrit un message en hommage à un ami décédé, souvent empreint de sentiments profonds, ce sont des centaines d’amis potentiels qui nous lisent. Certains, parfois, sont des inconnus. Ils lisent et voient ces confessions exposées publiquement et inscrites durablement sur Internet, avec le risque pour l’auteur d’exposer encore davantage sa vie privée et intime. « Facebook, c’est une logorrhée permanente de tout. Les gens s’y lâchent avec une grande confusion entre l’intime et l’extime, explique Vanessa Lalo. On a envie de dire aux yeux du monde qui on est, ce que l’on ressent. »

Ces messages d’hommage publiés parfois sous le coup d’une pulsion, le réseau social ne cherche pas non plus à les freiner : plus les utilisateurs partagent du contenu, plus la plateforme est active. Peu importe si les messages sont morbides ou non : ils sont. Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, a par exemple tenu à rendre plusieurs fois hommage sur son mur à Dave Godlberg, son mari décédé. Et en mai, le mois de sa mort, elle invite ses proches à partager leurs meilleurs souvenirs sur le mur de ce dernier.

Légataire

 

Les algorithmes ont également leur part de responsabilité. Ils nous montrent ce que l’on a envie de voir, mais parfois aussi ce qu’on préférerait ignorer. Ils sont incapables de faire seuls la distinction entre un être vivant et un être disparu. Pour eux, il n’y a que des profils actifs et des profils inactifs. Et ils n’aiment pas beaucoup ces derniers parce que sur Facebook, il faut que tout le monde s’exprime, partage sa vie, accumule des données personnelles : c’est l’essence du réseau. Alors, lorsqu’un utilisateur n’a pas publié depuis longtemps, il incite les autres à interagir avec lui.

Le comble, c’est aussi que les photos et messages partagés les jours qui ont suivi le décès sont souvent les plus « aimés » et commentés d’un profil. Et c’est le genre de contenu que les algorithmes aiment bien faire ressurgir de temps à autre, via un message : « Ça fait quatre ans que vous avez publié ce message populaire, vous vous en souvenez ? »

Les responsables du réseau social ont mis du temps à prendre la pleine mesure de ce phénomène. En 2014, ils ont permis de faciliter les démarches pour accéder à la suppression du compte de la personne défunte, si les proches le souhaitent. Ils ont aussi imaginé que le profil puisse devenir un compte de « commémoration », s’adaptant ainsi à la demande de nombreuses familles. « Les comptes de commémoration n’apparaissant pas dans les espaces publics, les suggestions, les rappels d’anniversaire ou les publicités disparaissent de ces profils », expliquent-ils. Et ajoutent : « Personne ne peut se connecter à un compte de commémoration. »

Mais les équipes de Mark Zuckerberg ont également prévu que, « selon les paramètres de confidentialité du compte, les amis puissent partager leurs souvenirs sur le journal de commémoration », entretenant l’ambiguïté autour de l’interaction avec le compte de la personne défunte.

D’autant que, pour faire cette demande, il faut justifier le décès via un certificat officiel en bonne et due forme, alors que bon nombre d’utilisateurs ne s’inscrivent pas sous leur vrai nom sur le réseau social. D’autres disposent de plusieurs comptes. Ce qui rend cette solution compliquée et inadaptée.

Facebook propose aussi à chaque utilisateur de nommer un légataire de son compte, fonction méconnue car cachée dans différents sous-menus. Pourquoi ne pas proposer systématiquement à l’utilisateur de choisir ce qu’il adviendra de son compte en cas de décès dès l’inscription à la plateforme ?

Testament numérique

 

Sur Facebook se mélangent images, déclarations publiques et conversations privées… et tout y est conservé. Depuis que le réseau a introduit la fonctionnalité Messenger, qui permet de clavarder avec ses amis, bon nombre de conversations sur Internet ont lieu via le réseau social. Vous rencontrez une personne qui vous plaît, vous l’ajoutez sur Facebook et commencez à dialoguer avec elle via Messenger. C’est simple et logique, surtout pour les moins de 30 ans.

Imaginez maintenant que demain vous disparaissiez, que vos proches aient accès à votre compte et à toutes vos conversations privées depuis sa création. Plutôt gênant… C’est pourtant ce qui risque de se produire aujourd’hui, avec l’accumulation des données personnelles. Si ces plateformes, comme Facebook, ne savent pas bien comment gérer le décès sur leurs réseaux, elles préfèrent donner la possibilité aux proches de prendre le contrôle des comptes.

Il paraît donc nécessaire de transmettre un testament numérique à ses proches, comme on peut déjà planifier le don d’organes ou prévoir l’incinération. Vos traces, inscrites sur Internet, ne disparaîtront peut-être jamais si vous n’avez exprimé aucun souhait en ce sens. Si rien des dernières volontés n’a été communiqué, ce sont les proches, pas toujours au fait des enjeux liés à cette identité numérique, qui en auront la responsabilité et l’accès. Alors, autant faire savoir votre décision. Sur les réseaux.

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