Une histoire de la politesse

« Il n’est pas rare d’entendre que la politesse se perd, que les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus, voire n’ont jamais eu, la décence et le savoir-vivre nécessaires pour former une société civile où prime le respect de l’autre. Une question s’impose : à quoi sert la politesse ? Y a-t-il des règles universelles à suivre ? Qui doit inculquer les règles à la jeune génération ? Une première question est à la base de toutes et c’est à celle-ci que les présentes contributions tentent de répondre : d’où vient la politesse ? Il s’agit, comme plusieurs des éléments culturels qui fondent l’identité (individuelle et collective), d’une construction historique.
« En Europe, on assiste, dès l’époque médiévale, à la publication de traités de cour, qui servent à expliquer les usages à respecter pour le noble qui veut se rapprocher du souverain. Le tout est vite repris au XVIe siècle par les nombreux traités de civilité, de savoir-vivre, de politesse et de bienséance qui fixent alors les règles à suivre. Le Québec n’a pas été étranger à ce mouvement : plusieurs ouvrages sont imprimés au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Pourtant, il ne semble plus, dans notre jeune XXIe siècle, que cette littérature ait le même statut et le même pouvoir. Peu de textes originaux sont édités et ces quelques traités de civilité sont souvent considérés comme des reliques d’un temps passé.
« Au XXIe siècle, un lieu commun semble s’affirmer, celui qui fait du Québécois un être plus sincère, moins contraint par cet ensemble d’usages qui est vite associé au faux, voire à la pédanterie. Pourrait-on dire pour autant que les Québécois sont moins polis que les Américains, les Britanniques, les Italiens, les Japonais ou les Russes ? Le Français qui traverse l’Atlantique pour visiter les « cousins » est souvent frappé par ce qu’il qualifie de “bonhomie”, de “sympathie” ou de “chaleur” québécoise. Au Québec, affirme-t-on, “on ne se prend pas les pieds dans les fleurs du tapis” ou encore “on se présente tel que l’on est”, sans artifice pourrait-on ajouter. Cette idée, du moins historiquement, est loin de se confirmer. On remarque différents niveaux de politesse qui se déclinent en une infinité de codes sociaux. […]
« Le XXIe siècle est loin d’être un âge de la politesse et du savoir-vivre. Aujourd’hui encore, ce siècle, cette décennie pour être plus précis, incarne la tension entre politesse et impolitesse. Si le courtisan, pour le XVIIe siècle, incarne le parangon de la civilité, quelle serait la figure contemporaine du courtisan ? L’homme politique ? Sans doute pas, car celui qui, d’une extraction populaire, arrive à s’élever jusqu’aux hautes sphères du pouvoir est souvent, malgré son aspect rustre, considéré autant, voire plus, que celui qui est passé par les grandes écoles et qui respecte un code de bonne conduite.
« Il devient périlleux d’avancer un modèle unique d’homme honnête aujourd’hui en l’affublant du titre de celui qui maîtrise, contrôle et applique nonchalamment les codes de politesse. En revanche, il est plus aisé de cibler son contraire : l’homme impoli. Une figure semble particulièrement éloquente : “le douchebag”. […]
« La figure du douchebag serait ainsi l’incarnation moderne de l’impolitesse, associée ici au manque de classe, à la vulgarité et à l’animalité. Pourtant, chez d’autres, le douchebag est avant tout un homme qui assume pleinement sa virilité, qui prend la place que l’homme doit avoir dans les relations de couple, celle de l’autorité ou du décideur. Il faudrait ainsi replacer le douchebag dans la construction de la figure de la masculinité. Chose sûre, on est loin du modèle du courtisan du XVIIe siècle où le corps, la conversation et les comportements doivent incarner la retenue et l’élégance.
« La difficulté à isoler les figures de la politesse vient peut-être de ce que la littérature prescriptive, qui a été un des cadres déterminants de la définition des comportements dans l’espace public et privé, semble, à première vue, avoir perdu ses lettres de noblesse. »
Extraits de Une histoire de la politesse au Québec. Normes et déviances, XVIIe-XXe siècles, sous la direction de Laurent Turcot et Thierry Nootens, Septentrion, 2015.