Le jeûne des hyperconnectés

Avant de plonger dans l’inconnu, son réflexe a été de lire un dernier courriel. Un geste dérisoire puisqu’il ne pourrait pas y répondre. Puis, il a déposé ses armes numériques dans un délicat pochon orné d’un ruban bleu. À l’accueil du très chic Spa hôtel Les Célestins à Vichy, en France, le personnel a consigné le précieux paquet dans le coffre-fort de l’établissement.
À côté des bijoux, montres de luxe et liquidités entreposés par la clientèle fortunée, le trésor d’Éric Chesnel — un ordinateur portable et un téléphone intelligent somme toute banal —, 48 ans, n’avait rien d’extravagant. Pourtant, c’était bien le poison de ses journées et d’une partie de ses nuits que ce dirigeant venait de faire mettre sous clé. Lui, le candidat volontaire à une diète numérique.
Du recul
Prendre du recul par rapport à une dépendance aux courriels qui brouille les frontières entre sa vie professionnelle et sa vie privée, c’est l’objectif d’Éric Chesnel. Une dépendance qui détourne son attention de sa femme et de ses deux adolescentes, le rend irritable, perturbe son sommeil, met une pression involontaire sur ses collaborateurs… « Quand je dois gérer mes 150 mails quotidiens, je me plains, mais quand je n’en reçois pas, je suis en manque », raconte-t-il au premier soir de sa digital detox, apparemment ravi d’avoir reçu en cadeau de Noël, de la part de sa femme et de ses enfants, ce séjour à Vichy.
Pendant quatre jours, plus de wi-fi ni d’écrans, même pas celui d’une télévision, remplacée par une chaîne stéréo dans la chambre. Au programme : ambiance zen, sophrologie, coaching psycho-comportemental, activité physique. Le tout complété par des massages et des menus diététiques. Dans le minibar, les boissons gazeuses ont même fait place à l’eau minérale et au jus de fruits bio.
Les professionnels du tourisme l’ont bien compris : en matière d’hyperconnexion, le terreau est fertile tant les sollicitations numériques dévorent le quotidien. Une frénésie qui suscite de plus en plus l’envie de débrancher.
L’hôtel spa vichyssois a été le premier en France à se positionner sur ce créneau du sevrage technologique. Il s’adresse à une clientèle d’actifs aisés qui veulent se déconnecter et mieux réguler l’usage de leurs joujoux numériques. Depuis quelques mois, la parenthèse off est devenue tendance dans l’argumentaire touristique. Dans la capitale, par exemple, l’offre digital detox lancée par l’hôtel de luxe Westin Paris-Vendôme a déjà séduit une poignée de clients qui décompressent loin des pixels.
Ce mois-ci, les grands thermes de Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées) lancent une formule « mains libres ». « Quand nous avons constaté que même nos curistes, la plupart dans la soixantaine, se trimbalent avec leur tablette et s’assurent que le wi-fi est disponible partout, nous nous sommes dit qu’il y avait quelque chose à proposer autour de la déconnexion », reconnaît la directrice générale, Marie-Hélène Blanque, qui espère attirer une clientèle plus jeune.
Yohann Rippe a ouvert, il y a un an, le blogue Detox digitale consacré à ce phénomène né au coeur de la Silicon Valley, là où, comble de l’ironie, les enfants des cadres d’Apple et de Google fréquentent des écoles qui leur apprennent à vivre sans ordinateur ni télévision.
Un filon commercial
Aux États-Unis, hôtels et compagnies de voyages ont flairé le filon commercial. Moyennant plusieurs centaines de dollars, des campements vintage, ou centres de cure « où le réseau ne passe pas », fleurissent pour permettre un break aux surconnectés. « En France, le marché n’a pas encore explosé, car les usagers en sont encore à la prise de conscience du trop-plein », assure le consultant marketing.
« Aujourd’hui, on parle plus de déconnexion que l’on se déconnecte vraiment. Et les pauses totales de plusieurs jours restent rares », selon Francis Jauréguiberry, sociologue, spécialiste des usages des technologies et professeur à l’Université de Pau. Des pratiques de l’Homo connexus français, il sait tout. Et notamment les petits trucs pour éviter l’overdose. Téléphone portable sur silencieux ou au fond du sac ; oubli de l’ordinateur au bureau ; pause-café sans le smartphone ; ou le défi de ne pas relever ses courriels le week-end.
Le droit de débrancher reste pourtant un privilège. Le tiers des cadres ne se l’accordent pas, y compris en dehors des heures de travail. « Dans un contexte de fort chômage, la crainte de rater des occasions, d’être dépassé, joue en faveur d’une dépendance à la technologie », remarque Rémy Oudghiri, directeur du département Tendances et prospective chez Ipsos Public Affairs.
Quatre cent cinquante courriels attendaient Éric Chesnel à son retour de cure. Désormais, ses messages ne le suivent plus à la maison : il a coupé la synchronisation entre sa tablette numérique personnelle et son ordinateur de bureau.
Le téléphone cellulaire, autrefois en alerte permanente et qui faisait office de montre, a disparu de la table de chevet. Il a investi dans un bon vieux réveil.