Revendiquer l’héritage de Louis Riel

Le recours en justice dure depuis plus d’une décennie et a mené à l’une des plus grandes chasses au trésor de l’histoire canadienne. Une quête inusitée dont les principaux personnages sont la reine Victoria… et un camionneur d’Edmonton. Une cause, entendue par les juges de la Cour suprême vendredi prochain, qui pourrait repousser les limites du bilinguisme au pays et dans laquelle des dizaines de milliers de francophones de l’Ouest fondent bien des espoirs.
Tout ça parce que Gilles Caron a tourné à gauche sur un feu rouge, en 2003. Puis réclamé qu’on lui fournisse une version française de sa contravention.
Douze ans et six procès plus tard, la Cour suprême entendra le camionneur, le 13 février.
Aux juges de déterminer si la reine Victoria a réellement promis à Louis Riel de préserver l’ensemble des droits des Métis de la terre de Rupert (vaste territoire duquel sont nés la plupart des provinces et territoires de l’Ouest) en échange d’une adhésion pacifique à la Confédération, et d’établir si ces engagements ont une valeur constitutionnelle, ce qui signifierait qu’ils s’appliquent toujours à l’Alberta, à la Saskatchewan et aux trois territoires, 150 ans plus tard.
Une chasse aux archives sans précédent
Si l’histoire vous dit quelque chose, c’est que la Cour suprême a déjà eu à se prononcer sur un sujet semblable, en 1988, dans l’arrêt Mercure. Elle avait alors statué que des lois sur le bilinguisme existant en Saskatchewan et en Alberta, tombées dans l’oubli, étaient toujours valides, mais qu’elles n’étaient que de simples lois, non enchâssées dans la Constitution, et pouvaient donc être abrogées, ce que se sont empressés de faire Regina et Edmonton. Les avocats fransaskois n’étaient pas parvenus à prouver que l’engagement de la Couronne envers les Métis avait une teneur constitutionnelle.
Impliqué dans le dossier, l’avocat Roger Lepage s’est alors juré que la prochaine fois serait la bonne. Il représente Gilles Caron depuis le début de ses démarches. « Cette fois-ci, on n’a pas fait la même erreur. On a fait de la recherche dans les archives du Manitoba, à Ottawa, et dans celles de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Nos experts historiens se sont tournés vers Londres. Ils sont allés chercher les preuves historiques et constitutionnelles » sur l’insurrection du gouvernement de Louis Riel, et la négociation des termes d’adhésion à la confédération. « À l’époque, la Couronne nous a dit que si l’on déposait les armes, elle respecterait nos droits civils, religieux et de propriété. Ça incluait nos droits linguistiques », dit-il. La reconnaissance du fait français à l’assemblée législative et dans l’écriture des lois a été constitutionnalisée dans les décrets d’annexion, selon lui. « On ne peut pas modifier la Constitution sans la rouvrir. Ça n’a pas été fait ici quand l’Alberta a dit qu’elle était unilingue. »
Au-delà de la traduction des lois et de la tenue de procès en français, une décision favorable de la Cour aurait surtout un impact symbolique, croit Me Lepage. « Cet effet est important. C’est une reconnaissance du fait que nous sommes des citoyens à part entière, du fait que nos droits étaient garantis et ont été bafoués », affirme-t-il.
Le jugement pourrait éventuellement ouvrir la porte à certaines mesures réparatrices pour les torts causés par l’assimilation, et améliorer l’accès aux services en français, alors que l’Alberta a vu sa population francophone bondir de 16 % depuis 2006 en raison du boom pétrolier, note le professeur de droit Pierre Foucher. « Ça ne change pas le monde, mais ça donne une force à d’autres revendications. On peut imaginer un effet d’entraînement au niveau des conditions de vie, du développement culturel, éducatif, et des services en français. »
Trente-trois ans après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, la cause Caron pourrait aussi ouvrir un nouveau chapitre de la dualité linguistique canadienne, et réaffirmer l’importance des politiques destinées à assurer l’épanouissement des communautés francophones en milieu minoritaire, croit Rémi Léger, politologue à l’Université Simon-Fraser. La plupart des provinces ont leurs propres lois ou directives en matière de services en français, mais on se rend compte après tout ce temps qu’il y a une marge entre le texte et la réalité sur le terrain, dit-il.
Marie-France Kenny, la présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne, voit elle aussi dans ce dossier un tournant dans l’histoire de ceux que l’auteur Yves Beauchemin avait un jour qualifiés de « cadavres encore chauds ». « Quand on est rendus dans la Cour suprême, et c’est le cas actuellement dans une multitude de dossiers, c’est parce qu’on est convaincus d’avoir épuisé tous nos recours […]. Fut une époque où l’on déchirait nos chemises sur la place publique pour nos droits. Aujourd’hui on cherche plutôt à travailler en collaboration avec les gouvernements. On tente de les sensibiliser, de négocier. Mais à la fin, quand ça ne marche pas, on les sort les gants de boxe. Dans le dossier scolaire, dans la cause Caron, on est rendus là. »
Homme de peu de mots, Gilles Caron, la casquette vissée sur la tête, attend impatiemment la décision de la Cour suprême, qui pourrait survenir d’ici six à huit mois. Dix ans après son constat d’infraction, il voit dans cette lutte un hommage à son père. « J’ai été élevé en français, mon père était une personne fière, respectueuse. Je n’ai jamais compris pourquoi on me refusait de traduire la contravention, pourquoi on me refusait mes droits. C’est pas compliqué. »