La francophonie à rude école

Deux poursuites en Colombie-Britannique, trois dans les territoires du Nord-Ouest et du Yukon et une poignée d’autres ailleurs : pendant que Gilles Caron traîne l’Alberta en justice, des centaines de parents francophones font de même avec leur gouvernement provincial, cette fois pour l’éducation. Leur objectif est double : obtenir des écoles de langue française dignes de ce nom, avec le droit d’en contrôler les admissions.
L’école La Vallée de Pemberton, en Colombie-Britannique, déborde. École ? Déjà, le mot a de quoi faire sourciller. Disons plutôt que les deux classes modulaires installées dans la cour de récréation d’un établissement anglophone et une troisième située, elle, dans un centre communautaire non loin de là, et faisant aussi office de gymnase pour la cinquantaine d’élèves de 4 à 12 ans, sont au maximum de leur capacité, en plus d’être loin de répondre aux normes.
À Vancouver, même problème. L’école Rose-des-vents, bâtie à la fin des années 1940, peut techniquement accueillir 150 personnes. « Notre population scolaire est de 350 élèves », explique Gerry O’Neil, père de Saphire, 11 ans, et d’Émily, 13 ans. « On n’a pas de gymnase, on nous a aménagé une espèce de tente à la place. Les enfants de la maternelle côtoient ceux du secondaire dans la cour d’école. Avec tout ce que cela implique. »
Pas question d’envoyer les enfants à l’école anglaise, insiste le père de famille. Toutefois, bien des francophones le font. Les écoles anglaises sont bien souvent plus proches, plus belles et mieux adaptées aux besoins des enfants. Cela entraîne un débat déchirant, particulièrement pour les couples formés d’un parent francophone et d’un parent anglophone.
Des poursuites sans précédent
Pendant que les parents d’enfants fréquentant l’école Rose-des-vents poursuivent la province, le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique se trouve lui aussi devant les tribunaux avec Victoria, pour les mêmes motifs, cette fois pour 15 autres de ses écoles.
Des francophones du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et de la Saskatchewan font actuellement de même, tandis qu’à Charlottetown et à Saint-Jean de Terre-Neuve, où les écoles débordent aussi, les francophones pourraient saisir les tribunaux de l’affaire l’an prochain. Les Franco-Albertains, quant à eux, viennent de remporter une bataille de taille. Partout, la surpopulation et la désuétude des écoles demeurent des défis.
Jamais, dans l’histoire du pays, n’a-t-on vu autant de dossiers de droits linguistiques se frayer un chemin vers les plus hauts tribunaux. Si bien que l’année 2015 pourrait mener à de nombreuses décisions en matière d’accès à l’éducation de langue française.
« Quand il faut que tu fasses 45 minutes en bus pour aller à l’école francophone au lieu de marcher cinq minutes comme tes voisins, c’est décourageant. Et quand cette école est trop petite, qu’il n’y a pas de laboratoire de science, de cour de récréation ou de gymnase, les enfants reviennent à la maison hyperactifs et en moins bonne posture que s’ils avaient été instruits à l’école anglophone du coin. C’est tout à fait normal que les parents réclament des écoles équivalentes à celles de la majorité », affirme l’avocat Mark Power, dont la firme s’occupe de plusieurs de ces poursuites.
Comme « solution », les ministères de l’Éducation proposent depuis des années aux conseils scolaires francophones d’accueillir moins d’élèves. Carrément.
L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés donne aux Canadiens le droit de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité dans des écoles financées par les fonds publics. Les deux parties s’entendent sur ce point, mais pas sur l’ampleur des obligations de l’État. En suivant la loi au pied de la lettre, les gouvernements soutiennent que les nouveaux arrivants ou les francophiles, par exemple, ne sont pas admissibles à l’école française.
Cette logique est devenue anachronique étant donné la place qu’occupe aujourd’hui l’immigration dans la revitalisation des communautés francophones, répondent leurs opposants. « Sans compter le réveil, l’engouement de plusieurs personnes qui n’ont pas eu accès à l’instruction en français, dont les ancêtres francophones ont été assimilés. Dans bien des causes, les tribunaux ont reconnu un aspect “réparateur” à l’article 23 » et prôné une interprétation moins stricte, favorable aux francophones en milieu minoritaire, note le juriste Pierre Foucher, de l’Université d’Ottawa.
Trop peu
Avec leurs poursuites, les plaignants francophones s’attaquent à tout le système de financement des écoles, jugeant que les fonds accordés par les provinces et territoires concernés ne permettent pas aux conseils scolaires de concurrencer les écoles anglophones. En Colombie-Britannique uniquement, ils réclament l’ouverture immédiate d’une vingtaine d’écoles pour répondre aux besoins. Un investissement qui représenterait 300 millions.
Les écoles de langue française sont aujourd’hui victimes de leur succès, note Marie-France Kenny, présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne. « On est partis de loin. Dans les années 1950, en Saskatchewan, le KKK venait brûler des croix devant nos écoles. Les bonnes soeurs se cachaient pour nous enseigner le français. Quand on a enfin pu ouvrir nos écoles [financées à même les fonds publics], on les a bâties à partir des données dont on disposait. Puis d’autres élèves se sont ajoutés. Aujourd’hui, nos écoles débordent, de façon chronique, partout. »
Le tout est surtout une question d’argent puisque l’instruction dans la langue de la minorité coûte plus cher, affirme Me Power.
Si les procès pour l’éducation primaire et secondaire en français s’accumulent ailleurs, les Franco-Ontariens ont quant à eux le regard tourné vers l’université.
La province, qui a récemment franchi le cap des 100 000 élèves inscrits dans les écoles de langue française, compte déjà huit universités bilingues et deux collèges francophones. Mais les étudiants veulent plus. À l’instar des Anglo-Québécois qui en ont trois, des Acadiens qui en détiennent deux, et des 50 000 Franco-Manitobains qui ont eux aussi la leur, les 612 000 francophones de l’Ontario réclament une université de langue française.
Ce qui semblait utopique il y a quelques années à peine est aujourd’hui envisageable. Le gouvernement libéral se montre beaucoup plus attentif aux revendications des étudiants, dont la fédération doit rendre public la semaine prochaine un rapport sur la question. « La brique et le mortier, c’est important pour moi. L’université franco-ontarienne ne peut pas être que virtuelle », confiait d’ailleurs au Devoir, à l’automne, la procureure générale et ministre des Affaires francophones de l’Ontario, Madeleine Meilleur.
