La Cour suprême dit oui à l’aide médicale à mourir

La Cour suprême du Canada vient d’envoyer une onde de choc à travers le pays… et de cautionner le gouvernement du Québec. Dans un jugement unanime signé par la Cour pour lui donner encore plus de poids, elle déclare que l’aide médicale à mourir doit être légalisée au Canada. Les neuf juges donnent un an à Ottawa pour modifier le Code criminel.
La Cour pose cependant des conditions très strictes à cette aide médicale à mourir. Celle-ci doit d’abord être administrée par un médecin, à des personnes adultes qui sont capables d’y consentir clairement et qui sont atteintes de « problèmes de santé graves et irrémédiables » leur causant des souffrances (physiques ou psychologiques) « persistantes » qui leur sont « intolérables ».
Fait très important à noter : la Cour ne dit pas que la personne doit être atteinte d’une maladie mortelle ou même être en fin de vie. Un malade chronique ou une personne handicapée qui remplit ces conditions, mais qui pourrait vivre encore très longtemps avec sa maladie ou son handicap, se qualifie. La Cour ne dit pas non plus que la personne doit être incapable de mettre fin à ses jours elle-même. Une personne qui remplit les conditions pourrait demander l’aide d’un médecin simplement parce qu’elle renâcle à se suicider.
La Cour estime qu’il existe suffisamment de garde-fous pour empêcher tout dérapage ou abus, notamment envers les personnes handicapées. « La juge de première instance a conclu, écrit la Cour, qu’il était possible pour un médecin qualifié et expérimenté d’évaluer de manière sûre la capacité du patient et le caractère volontaire de sa décision, et que la coercition, l’abus d’influence et l’ambivalence pouvaient tous être évalués de façon sûre dans le cadre de ce processus. » La Cour ajoute : « Quant au danger que courent les personnes vulnérables (comme les personnes âgées ou handicapées), la juge de première instance a conclu qu’aucune preuve émanant des endroits où l’aide à mourir est autorisée n’indique que les personnes handicapées risquent davantage d’obtenir une aide médicale à mourir. […] Nous ne voyons aucune raison de rejeter les conclusions auxquelles est arrivée la juge. Ces conclusions étaient raisonnables. »
Jugement rapide
La cause émane, comme en 1993 avec Sue Rodriguez, de la Colombie-Britannique. Elle porte le nom de Lee Carter, du nom de la fille de Kay Carter, qui l’a aidée à réaliser son souhait de mourir en l’amenant en Suisse. Lee Carter s’est portée à la défense d’une autre femme malade qui souhaitait mourir, Gloria Taylor. Mme Taylor est aujourd’hui décédée. La cause a été entendue à la mi-octobre par les neuf juges. Rendre une décision en à peine trois mois et demi relève d’une rapidité de l’éclair pour le plus haut tribunal du pays.
Il s’agit aussi d’un changement de cap radical par rapport à la décision rendue dans l’affaire Rodriguez de 1993. La Cour, dans un verdict divisé, avait maintenu en place l’article du Code criminel 241 b) interdisant l’aide à mourir. La Cour explique aujourd’hui que le contexte légal et social a changé depuis. La portée excessive d’une loi est désormais évaluée différemment par les tribunaux. En outre, plusieurs juridictions ailleurs dans le monde (Belgique, Suisse, certains États américains, le Québec, etc.) permettent désormais l’aide médicale à mourir, ce qui n’était pas le cas il y a 20 ans. Cette absence d’exemples avait été évoquée par les juges en 1993.
Une personne qui s’est particulièrement réjouie de la décision est Svend Robinson, l’ex-député néodémocrate qui avait accompagné Sue Rodriguez dans sa mort clandestine. Joint par Le Devoir à Genève, M. Robinson a déclaré que « c’est une journée magnifique pour la justice et l’humanité ». « J’étais avec Sue le 30 septembre 1993 quand on a reçu la première décision de la Cour suprême. Elle et moi étions déçus, mais c’était clair qu’on allait poursuivre cette campagne pour changer la loi. On doit honorer la mémoire de Sue aujourd’hui. » Il souligne aussi le travail de la juge en chef, Beverley McLachlin, qui faisait partie des dissidents en 1993 et qui a probablement contribué à rallier ses collègues cette fois-ci.
M. Robinson estime que les parlementaires n’auront d’autre choix que d’enfin agir. « Ils pourront se défendre en disant que c’est la Cour qui les a obligés à le faire ! », lance-t-il pour se moquer de la peur viscérale des élus à toucher à cette question. De fait, vendredi, les politiciens se sont montrés extrêmement prudents dans leurs réactions. (Voir autre texte).
Répit pour Québec
Ce jugement est de nature à soulager le gouvernement du Québec, qui s’est doté récemment d’une loi sur l’aide médicale en fin de vie. La Cour suprême ne se prononce cependant pas directement sur la loi québécoise, et sa constitutionnalité pourrait encore être contestée au motif qu’une province n’a pas la compétence d’intervenir dans des questions relevant du Code criminel. De son côté, le gouvernement fédéral dispose d’un an pour remédier à la situation. D’ici là, l’aide médicale à mourir reste criminelle.
Il est important de noter que la Cour n’oblige pas pour autant les médecins à pratiquer l’aide médicale à mourir. « Rien dans la déclaration d’invalidité que nous proposons ne contraindrait les médecins à dispenser une aide médicale à mourir. La déclaration ne fait qu’invalider la prohibition criminelle. La suite dépend des collèges des médecins, du Parlement et des législatures provinciales. »
Il est rare que la Cour suprême signe ses jugements par « la Cour ». Elle le fait quand elle désire donner un poids institutionnel à son verdict. La dernière fois qu’elle a utilisé ce procédé, c’était l’an dernier, pour l’important jugement sur la réforme du Sénat. Elle l’avait aussi fait pour le renvoi sur la sécession du Québec en 1998.
Fait à noter : la Cour suprême accorde aux plaignants le remboursement total de leurs frais juridiques, depuis le début des procédures en première instance. La Cour estime que, dans des cas portant sur des « questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles » qui ont une « incidence importante et généralisée sur la société », il ne serait pas raisonnable d’en faire porter le poids financier sur les plaignants.
Le «droit» à la vie versus «l’obligation» de vivre
La Cour explique que la reconnaissance d’un droit à la vie ne devrait pas, dans son application, conduire à une obligation de vivre contre son gré. Elle l’explique comme ceci :«La prohibition de l’aide médicale à mourir porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de Mme Taylor et des personnes se trouvant dans sa situation, et qu’elle le fait d’une manière excessive […]. La juge de première instance a conclu que la prohibition de l’aide médicale à mourir avait pour effet de forcer certaines personnes à s’enlever prématurément la vie, par crainte d’être incapables de le faire lorsque leurs souffrances deviendraient insupportables. Elle a conclu pour cette raison que le droit à la vie entrait en jeu. Nous ne voyons aucune raison de modifier la conclusion de la juge de première instance sur ce point. […] Nous ne sommes pas d’avis que la formulation existentielle du droit à la vie exige une prohibition absolue de l’aide à mourir, ou que les personnes ne peuvent "renoncer" à leur droit à la vie. Il en résulterait une "obligation de vivre" plutôt qu’un "droit à la vie", et la légalité de tout consentement au retrait d’un traitement vital ou d’un traitement de maintien de la vie, ou du refus d’un tel traitement, serait remise en question. […] C’est pourquoi le caractère sacré de la vie "n’exige pas que toute vie humaine soit préservée à tout prix" (Rodriguez, p. 595). Et pour cette raison, le droit en est venu à reconnaître que, dans certaines circonstances, il faut respecter le choix d’une personne quant à la fin de sa vie.»
Sur la protection des personnes vulnérables
La Cour explique que le but initial de l’interdit contenu dans le Code criminel était de protéger les personnes vulnérables. Or, comme il a été démontré que certaines personnes non-vulnérables se trouvaient prises dans le filet de cette loi, celle-ci est jugée de portée excessive.« La prohibition de l’aide à mourir a une portée excessive. Comme nous l’avons vu, l’objet de la loi est d’empêcher que les personnes vulnérables soient incitées à se suicider dans un moment de faiblesse. Le Canada a admis au procès que la loi s’applique à des personnes qui n’entrent pas dans cette catégorie: [traduction] "[i]l est admis que les personnes qui veulent se suicider ne sont pas toutes vulnérables, et qu’il peut se trouver des gens atteints d’une déficience qui ont le désir réfléchi, rationnel et constant de mettre fin à leur propre vie". La juge de première instance a reconnu que Mme Taylor correspondait à cette description — une personne capable, bien renseignée et libre de toute coercition ou contrainte. Il s’ensuit que la restriction de leurs droits n’a, dans certains cas du moins, aucun lien avec l’objectif de protéger les personnes vulnérables. La prohibition générale fait entrer dans son champ d’application une conduite qui n’a aucun rapport avec l’objectif de la loi.»
De la Belgique…
Lors de l’audience de la cause, certains, dont le professeur Etienne Montero, ont invoqué le cas de la Belgique pour démontrer que la permission de l’aide médicale à mourir conduit nécessairement à des dérapages (là-bas, cette aide est maintenant autorisée pour des personnes mineures et des personnes atteintes de troubles psychiatriques). Dans son jugement, la Cour suprême souligne que cet exemple n’est pas concluant.«Le régime permissif de la Belgique résulte d’une culture médico-légale très différente. L’aide à mourir y était [traduction] "déjà répandue et intégrée à la culture médicale" avant sa légalisation. Le régime ne fait que réglementer une pratique courante qui existait déjà. […] Les cas décrits par le professeur Montero découlaient de l’exercice, par un organisme de surveillance, de son pouvoir discrétionnaire pour interpréter les garanties et restrictions prévues par le régime législatif belge. Le Parlement de la Belgique n’a rien fait pour restreindre ce pouvoir. Ces cas nous éclairent peu sur l’application éventuelle d’un régime canadien.»