Ramener Dieu à bon port

Il s’est arrêté de parler un instant. Face au rappel de l’assaut sanglant donné par les tueurs, mercredi, contre les locaux de Charlie Hebdo, Marek Halter a écouté résonner le mot « barbarie » si souvent prononcé dans les commentaires d’actualité. Puis il a répliqué en réfutant le terme. « Barbare, qu’est ce que cela veut dire ? Les nazis qui conduisaient les juifs aux fours crématoires demandaient aux orchestres de jouer Schumann. En quoi deux jeunes musulmans fanatiques endoctrinés sont-ils plus barbares que les généraux hitlériens amateurs de Beethoven ? » Notre conversation, autour du rôle des intellectuels face à la tragédie terroriste à laquelle la France s’est trouvée confrontée cette semaine, pouvait commencer.
Vous réfutez le terme « barbarie ». Et pourtant, que dire d’autre face à un tel étalage de violence, de volonté d’en découdre, de faire couler le sang ?
Il est trop facile, trop réducteur, trop trompeur de faire rimer ce terrorisme avec la barbarie. Les plus grands criminels nazis, je me répète, adoraient Beethoven et Wagner. Étaient-ils moins barbares que les frères Kouachi ? Notre rôle d’intellectuels est d’appréhender le sens de l’histoire, ou du moins d’éveiller nos concitoyens aux mutations de celle-ci. Or la mutation que je constate, comme observateur engagé, n’est pas l’irruption de la barbarie dans nos vies quotidiennes, mais l’irruption de Dieu. Dieu est de retour, et cela complique tout. Les uns le nomment « Seigneur », les autres « Allah ». C’est à propos de ce Dieu que nos sociétés se fissurent, et que nos consciences se retrouvent ébranlées. J’étais jeudi soir devant le siège de Charlie Hebdo avec une délégation d’imams. Ils avaient apporté des fleurs. On pouvait voir dans leur regard cette interpellation, ce défi divin que beaucoup d’intellectuels ont cru pouvoir ignorer. La tuerie de Charlie Hebdo, c’est au fond le retour dramatique d’André Malraux. Il avait prédit que le prochain siècle serait religieux. Le nier n’a plus de sens. Nous sommes pris dans cette tourmente des consciences.
Le massacre survenu à «Charlie Hebdo», c’est aussi une forme abominable de « choc des civilisations » ?
Non, absolument pas. Les tueurs vivaient dans la même civilisation que vous et moi. Ils écoutaient la même musique que la plupart des jeunes. Ils utilisaient les mêmes téléphones portables. Le massacre de Charlie Hebdo, c’est le choc de ce grand vide engendré par la disparition des idéologies. Prenez mon parcours, qui est assez similaire au fond à celui de nombreux intellectuels français « engagés ». Il y a 30 ans, nous nous battions pour envoyer, en mer de Chine, des navires secourir les boat people vietnamiens échappés des griffes d’une idéologie, le communisme. Aujourd’hui, des migrants meurent tous les jours en Méditerranée et notre conscience collective s’y est presque résolue. L’une des tâches de l’intellectuel est d’oser. Or, aujourd’hui, il faut oser parler de Dieu. Dans les écoles, dans les débats, dans nos livres. Le silence dicté par une fausse conception de la laïcité est le pire des remèdes.
En parler, mais comment ? Regardez «Charlie Hebdo», Michel Houellebecq…
Nous avons vis-à-vis de l’islam un devoir d’assistance. Nous devons protéger les musulmans et les mettre en avant. J’ai proposé que pour la grande manifestation de dimanche à Paris, le cortège de tête soit composé d’imams, tous vêtus de blanc. Tous les autres, nous tous, nous devrions défiler derrière eux. Non pas parce que l’islam est coupable, mais parce que l’islam vit, qu’il est une partie de nous. Je le redis : Malraux avait raison. Ce sont nos illusions qu’on a assassinées mercredi, dans les locaux de Charlie Hebdo. Alors, ripostons !
Vous êtes sévère sur la laïcité et sur l’école publique française. La pensée laïque est-elle désormais en crise ?
Je rêve d’une école où le petit Mohammed sortirait fier d’avoir appris que l’islam a produit de grands érudits, de grands scientifiques, qu’il a fait progresser l’humanité. Voilà ce que je dis. Il nous faut, d’urgence, arrêter de faire rimer en France la laïcité avec le rejet des religions. Ce qu’il faut enseigner, c’est le respect. Comment parvenir à vivre ensemble s’il n’est pas enraciné ? Notre devoir est aussi d’admettre que parfois, nous, intellectuels, cédons à la tendance d’exploiter certains créneaux de pensées « à succès ». Aujourd’hui, dénigrer l’islam est devenu un créneau, c’est une réalité. Or que veulent les djihadistes meurtriers ? Accroître cette confrontation, transformer les différences en abîme d’incompréhension et d’hostilité. Regardez la population française : 6 millions de musulmans sur 60 millions. Voilà leur cible ! Les djihadistes se nourrissent de la haine envers les musulmans. Ils exploitent la méfiance envers les Arabes. Ils en font leur vivier. Dieu complique tout parce qu’il inspire et qu’il donne aux plus vulnérables une force extraordinaire. J’ai relu récemment un discours d’Urbain II, le pape qui lança l’un des plus fameux appels aux croisades. Il appelait, déjà, à combattre les barbares. Mais dans le fond, était-il moins « barbare » que les tueurs fanatiques de Wolinski, Charb, Tignous, Cabu et leurs collègues ? Un assassin, ou celui qui prône la mort d’hommes, n’est pas un barbare. C’est un assassin. Tous nos livres saints le disent et l’énoncent clairement.
Vous préconisez l’abandon d’un certain modèle républicain…
Je dis qu’il nous faut, dans l’expression artistique, l’enseignement scolaire, la formation universitaire, valoriser tous les groupes d’individus et le socle religieux auquel ils se rattachent. Je le répète. Je veux que nous prenions Dieu de notre côté. Que nous le ramenions à bon port, si je puis dire.
Mais comment ne pas avoir peur devant cette violence terroriste ? La peur frappe aussi l’intellectuel.
L’intellectuel peut édifier au moins un rempart contre la peur : celui du dialogue. Il peut mobiliser les gens pour qu’ils se parlent. Il ne faut jamais cesser de poser aux tueurs, les yeux dans les yeux, une simple question : « Pourquoi ? » Alors, peut-être, ils ne nous tueront pas.
Sophie Gherardi : «il faut continuer à rire»
Les caricaturistes de Charlie Hebdo morts dans l’attentat de mercredi étaient les « derniers tenants d’un anticléricalisme à l’ancienne », qui se moquaient « sans conséquence » des curés et des papes. C’était un groupe de caricaturistes qui a influencé deux générations de Français, de la jeunesse à la maturité, disait cette semaine la journaliste Sophie Gherardi, anciennement du Monde, du Monde des débats et de la Tribune, qui a fondé en 2012 le site FaitsReligieux.com, un portail laïque et indépendant sur les actualités concernant la religion.« Il me paraissait évident depuis longtemps que le motif religieux était en train de remonter de façon impressionnante », dit-elle pour expliquer la fondation de ce site.
C’est vrai partout dans le monde, mais aussi dans une France plombée par la crise économique, dit-elle. « C’est un grand stress sur fond de crise économique. Il y a cinq millions de chômeurs en France », dit-elle.
Dans ce contexte, quelque 1200 Français ont grossi les rangs djihadistes en Syrie. Et les Français vivent une sensation d’« encerclement » par rapport à l’islam.
Mme Gherardi souligne aussi que récemment, Charlie Hebdo était « en perte de vitesse ». « Ces gens-là ne sont pas remplaçables », dit-elle.
Dans faitsreligieux.com, Sophie Gherardi signait, tout de suite après les attentats, un éditorial disant qu’« il faut continuer à rire, à chanter, à provoquer, à provoquer par le rire et le chant sous la mitraille ». Les musulmans eux-mêmes, dans leur très grande majorité, ne sont pas imperméables au rire.
« Il y a des héros populaires » qui sont drôles dans l’islam, et il y a aussi des choses très drôles dans les Mille et une nuits, ajoute-t-elle. Rien à voir avec « ces sinistres types qui prennent tout au pied de la lettre en utilisant les citations qui les arrangent », ajoute-t-elle, faisant référence aux terroristes responsables des attentats. Caroline Montpetit