Le droit qui fait tomber tous les autres
En tant que juriste, spécialiste des droits fondamentaux de l’information, comment réagissez-vous à l’attentat meurtrier contre «Charlie Hebdo» ?
Ce qui est frappant dans le cas de ce journal et qui se confirme malheureusement maintenant, c’est la relative froideur d’une bonne partie des gens de l’information lorsque vient le temps de défendre la liberté d’expression. Au moment de la fameuse controverse autour des caricatures de Mahomet, une partie importante des gens du milieu de l’information préférait discourir sur le fait que ces dessins n’étaient peut-être pas très beaux et donc que c’était légitime de les censurer plutôt que de débattre sur la liberté d’expression et la liberté de la presse. Malheureusement, la communauté des médias, la communauté journalistique n’ont pas été très très vigoureuses pour défendre ces principes. C’est donc dommage qu’il faille attendre ce genre de carnage pour que les gens se réveillent.
Quelles formes prend cet aveuglement face aux menaces à la liberté de presse ?
On tolère plein de limites à la liberté de presse. On se culpabilise à la moindre protestation de quelqu’un dérangé par un commentaire ou un texte un peu critiques. On donne énormément d’importance à des gens incapables de supporter de points de vue différents des leurs. Dans ce sens, il serait temps pour la communauté journalistique de penser à défendre plus vigoureusement la liberté de presse. Les gens des médias devraient être les premiers à le faire, mais les gens des médias sont souvent les premiers à culpabiliser, à insister sur les erreurs et les dérives médiatiques, alors que c’est inhérent à toute liberté d’engendrer des dérives, des propos qui dérangent et qui créent un inconfort. Forcément, quand on est libre, parfois, on peut aller loin.
Pourquoi est-elle si fondamentale, cette liberté de parole ?
Sur le plan strictement juridique, c’est une règle constitutionnelle. Si vous l’enlevez, toutes les autres tombent avec elle. Sans la liberté de parole, tous les autres droits deviennent impossibles. Il est impossible de concevoir le droit à l’égalité sans cette liberté de base qui permet de juger, de débattre, de parler.
D’ailleurs, les croyants eux-mêmes sont les premiers à faire les frais des positions liberticides. Les fanatiques tuent ceux qui pensent et prient autrement. Quel est le lien entre liberté d’expression et liberté de conscience ?
Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est menacée, mais aussi la liberté de religion et la liberté de croire et de penser autrement. La démocratie est en jeu. Le droit de chacun de participer en toute liberté aux affaires collectives est en jeu. La véritable liberté d’expression et la véritable liberté de religion supposent que l’on protège l’une et l’autre.
La censure a longtemps existé, avec l’aide des tribunaux. «Charlie Hebdo» a été lancé après un interdit de publication en 1970. Comment se manifeste la censure aujourd’hui ?
Dans beaucoup de pays, après la Deuxième Guerre mondiale et la constitutionnalisation des droits fondamentaux, dont le droit à la liberté d’expression, il y a eu un progrès indéniable. Il faut se rappeler qu’autrefois, on trouvait tout à fait normal de censurer les artistes ou les journalistes. Il y a eu un indéniable progrès, notamment parce que les associations de journalistes, dont la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, ont défendu la liberté de presse, le droit de protéger les sources, et ainsi de suite.
Il en reste à faire, du progrès, certainement. Pouvez-vous donner des exemples de menaces à la liberté de presse ?
Les poursuites en cours contre Charlie Hebdo ! Qu’on puisse poursuivre un journal pour avoir publié des dessins ou des textes a un effet réfrigérant sur la liberté de presse. Dans les pays où on tient à protéger cette liberté, on tient compte de cet effet qui fige. Beaucoup de médias prennent moins de risques ou manquent de courage, en tout cas s’empêchent de diffuser par crainte de poursuites coûteuses devant les tribunaux. Ça coûte cher de se défendre et il y a toujours une épée de Damoclès qui menace. J’en vois tous les mois des médias qui se font menacer, reçoivent des mises en demeure. Ça aussi, c’est le quotidien de la liberté de presse. Dans certains cas, il y a des reculs majeurs. Pas plus tard qu’en septembre, un tribunal a condamné à 7000 $ un petit journal de Québec [Les immigrants de la capitale] pour avoir publié une photo d’une femme voilée au motif qu’elle était quand même reconnaissable. Ce genre de poursuites crée un effet réfrigérant, rend risqué le fait d’aborder des questions extrêmement sensibles.
Quels sont les effets de cette autocensure ?
Si on veut protéger la liberté de presse, il faut la protéger notamment contre ça. Sinon, on a une presse qui ne dit plus rien. Ou qui dit sans [prendre de] risques. C’est ce que Charlie Hebdo n’était pas, justement. Ce journal choquait, c’est sûr. Mais c’est ça, la liberté de presse. Si la liberté de presse c’est de répéter ce qui ne choque personne, vous n’en avez pas vraiment besoin et vous n’avez pas vraiment besoin de droits pour vous protéger. Il faut être très sensible à cet effet inhibiteur qui empêche par exemple le journalisme d’enquête sur des affaires liées à des groupes puissants. Dans ce sens, je crois que nous avons encore du progrès à faire.
Maintenant, on fait face à une autre menace, violente, mortelle. Alors que faire ? Que recommandez-vous aux gouvernements, aux médias ?
Il faut se tenir debout. Il ne faut pas céder. Il faut insister sur les conséquences d’un monde ou d’une situation où on ne peut plus dire des choses dérangeantes. Il faut défendre la nécessité absolue de conserver et de protéger le droit de parole et la liberté de presse. Si on juge que ce n’est pas trop grave, comme ça semble malheureusement le cas dans certains milieux, notamment dans certains milieux de l’information, on accrédite le fait que ce n’est pas grave.
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Pierre Trudel enseigne le droit à l’Université de Montréal. Il est titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information.