Survivre à la morsure du froid

Durant la journée, tout le monde doit quitter le refuge. Les intervenants constatent une montée de l’agressivité à quelques heures du retour dans le froid.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Durant la journée, tout le monde doit quitter le refuge. Les intervenants constatent une montée de l’agressivité à quelques heures du retour dans le froid.

Mardi après-midi, Paul était déjà le numéro 121 à la Maison du Père. À 14 h, 90 minutes après l’ouverture devancée en raison des grands froids, le refuge était déjà bondé. Cent vingt hommes étaient au coude-à-coude dans la salle à manger, à l’heure où errent d’ordinaire les tout premiers itinérants en quête d’un lit chaud pour la nuit à venir.

Tôt mardi matin, un sans-abri a été retrouvé mort dans un abribus à Toronto, une journée après que le corps d’un autre homme a été trouvé dans un stationnement. Une demi-douzaine d’autres ont péri lors de la vague de froid qui a frappé la France à la fin décembre. Survivre aux grands froids suppose un combat de tous les instants quand le mercure plonge du nez, raconte Paul, ex-militaire réfugié à la Maison du Père, dont la vie a dérapé il y a dix ans, après une rupture difficile.

«À ce froid-là, tu peux juste pas vivre dehors. Il faut que tu dormes à l’intérieur, que tu te fasses un réseau, des contacts, des trucs », dit ce gaillard réhabilité, toujours sans domicile fixe, mais bénévole auprès d’autres sans-abri.

Pour survivre, dit-il, il faut avoir ses points de chute dès la fermeture des refuges, vers 7 h 30 le matin. « On passe par l’Accueil Bonneau le jour, puis la Grande Bibliothèque. Moi, je suis propre et poli, j’ai pas de problèmes. Je m’arrange avec les gars de la sécurité. Mais les gars “ tout croches ” dérangent. Il se fait du profilage », raconte-t-il. Paul a aussi ses entrées au Presse Café, où il peut regarder la télé et lire les journaux, sans déranger personne… jusqu’à la prochaine nuit.

À défaut d’abri, il faut bouger, dit-il. Bouger. Toujours. « Comme ex-militaire, je suis habitué aux conditions difficiles. À mon âge, je vais au Pas de la rue, un organisme où on peut avoir un café chaud, du gruau et l’accès à un téléphone. Mais y a des gars mal habillés, qui ne bougent pas, parce qu’ils quêtent toute la journée. Moi, je marche tout le temps. »

Un récit qui rappelle celui d’un ex-SDF français, Claude Huet, ex-patron d’entreprise qui a couché sur papier en 2013 l’enfer quotidien de ses 12 hivers passés dans la rue. « Le secret pour ne pas avoir froid, c’est de marcher toute la journée. Quand je sentais mes forces me lâcher, je me réfugiais dans les couloirs du métro. […] Il m’arrive encore de faire des cauchemars, de m’imaginer […] que je suis obligé de retourner dans la rue, et d’affronter un froid glacial. Je crois que ça ne me quittera jamais. »

 

Froid violent

Le froid, c’est le mot qui tue, confirme Nancy Tremblay, coordonnatrice à la Maison du Père. L’anxiété générée par la crainte d’avoir à combattre les éléments fait bondir la violence et les agressions dans les refuges. « À quelques heures de retourner dehors, plusieurs usagers deviennent exécrables, agressifs. Tout ça, c’est une montée d’anxiété face au retour dans la rue. Je dis souvent à mes intervenants de comprendre au-delà des mots. Puis quand les gars reviennent au refuge le soir, ils sont gentils et de bonne humeur », explique-t-elle.

Pour Paul, la débrouille et une santé de fer lui ont permis de s’en tirer. Ceux qui souffrent de toxicomanie ou de troubles mentaux sont parfois recalés à l’entrée des principaux refuges, ou refusent tout simplement de s’y pointer. L’Exode accueille ces exclus parmi les exclus. « On est le dernier recours. On voit beaucoup de gars qui ont des engelures, des orteils et des doigts amputés », explique Marie-Claude, intervenante dans ce refuge pour « clientèles problématiques ».

« Y’a des gars qui sont juste pas capables d’être avec du monde. Ils ont trop peur de la violence, ou ils veulent continuer à consommer », assure Paul. Si ce dernier arrive à surnager, c’est qu’à 65 ans, il touche maintenant une pension. « J’ai droit à ça, j’ai travaillé pendant 40 ans ! Quand c’est trop dur, je vais quelques jours au motel, comme avant Noël pour ma fête. »

Si quelque 750 lits sont disponibles dans les refuges de la métropole, la principale préoccupation des autorités demeure les sans-abri réfractaires à toute forme d’aide, les plus à risque de mourir d’hypothermie. Pas moins de 50 matelas d’urgence ont été ajoutés à la Mission Old Brewery et, le soir venu, une navette sillonne les principales bouches de métro pour offrir le gîte à ceux qui sont toujours dehors.

Sauver ses jambes

 

« Ça peut prendre un an, créer un lien de confiance et convaincre un gars de rentrer au refuge pour sauver ses jambes », explique Jason Champagne, directeur de l’Équipe de référence et d’intervention en itinérance (ENRII), une équipe mixte composée de policiers et de travailleurs sociaux du CSSS Jeanne-Mance qui, elle aussi, quadrille les quartiers à la recherche de ces irréductibles.

« Les sans-abri qui vont aux refuges, c’est la “ belle clientèle ”. Notre équipe travaille avec ceux qui sont réfugiés sur les bancs, dans les bouches de métro, sous les viaducs, qui font l’objet d’appels répétés au 911. Ces gens sont souvent seuls et complètement dans leur bulle. Ils peuvent être dangereux pour eux-mêmes ou les autres. Notre rôle est d’aller voir plusieurs fois par jour pour qu’ils ne meurent pas de froid. Il faut parfois les mener contre leur gré à l’hôpital ».

Dans divers quartiers de Montréal se terre une centaine de ces sans-abri indomptables, dit-il. Armés de sacs de couchage et de boîtes de carton, ils mènent cet épuisant combat contre le froid, une heure à la fois.

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