En ligne, les Canadiens sont inquiets, mais dociles

Paradoxe des temps modernes. Les révélations de l’ex-analyste de la National Security Agency (NSA) aux États-Unis, Edward Snowden, ont bel et bien éveillé les consciences, dans plusieurs pays du monde, dont le Canada, tout en attisant au passage les inquiétudes quant aux intrusions dans la vie privée facilitées par la numérisation des rapports sociaux. Sauf que les internautes, indique un sondage international, sont également rares à modifier leurs habitudes de vie numériques pour se soustraire à la surveillance électronique désormais institutionnalisée.

Les chiffres dévoilés au début de cette semaine par le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), un groupe indépendant de réflexion installé au Canada, sont sans équivoque. Au pays, 70 % des internautes se disent préoccupés par la surveillance électronique et par le suivi à la trace, à des fins commerciales, de leurs déplacements dans les univers numériques par des entreprises privées, indique ce sondage mené par IPSOS pour le compte du CIGI. Ça s’est passé entre le 7 octobre et le 12 novembre dernier. L’âme de 23 326 internautes dans 24 pays a été sondée sur le thème très contemporain de la vie privée et de la sécurité en ligne.

Pis, plus de la moitié des Canadiens juge avoir davantage de raisons aujourd’hui de craindre pour le respect de leur vie privée en ligne qu’il y a un an, mais au final, moins d’un tiers des internautes a pris des mesures concrètes pour éviter les écueils et protéger leurs données personnelles tout comme leur intimité en ligne, surtout en ne fréquentant plus certains sites Web et applications (41 %), en changeant régulièrement de mots de passe (37 %) ou encore en s’autocensurant (24 %), révèlent les données de ce sondage.

« Nous sommes devant une autre belle contradiction induite par la technologie », résume à l’autre bout du fil Jean-Paul Lafrance, auteur de l’essai La civilisation du CLIC ou la vie moderne sous l’emprise des nouveaux médias (L’Harmattan). L’homme est ex-prof de communication à l’UQAM. « Les nouveaux citoyens numériques sont conscients des dangers, des risques, mais dans le feu de l’action, dans ces univers, ils semblent également perdre tout sens critique et se dévoilent sans pudeur et sans réellement mesurer la portée de leurs gestes. »

Une crainte mondialisée

 

La peur de la surveillance, les risques de censure du Web par les gouvernements, les dérives commerciales en format numérique et les atteintes que cela vient forcément porter aux libertés civiles et individuelles semblent d’ailleurs partagés par les internautes des 24 pays placés sous la loupe par le CIGI, dans des proportions toutefois changeantes. Ainsi, l’affaire Snowden a davantage marqué les esprits en Allemagne — 94 % des internautes en ont entendu parler — qu’au Kenya où le dévoilement de documents secrets confirmant l’espionnage de simples citoyens par plusieurs gouvernements, dont ceux des États-Unis et du Canada, n’a été porté aux oreilles que de 14 % des répondants. Ils représentent 62 % de la population d’ici. L’utilisation commerciale des données personnelles par des entreprises privées offrant des services de socialisation ou de navigation en ligne préoccupe également beaucoup plus les internautes du Mexique (90 %), du Kenya (88 %) de la Corée du Sud (80 %) que de la Suède (53 %) et du Japon (62 %), selon le rapport publié par le CIGI.

« Ces inquiétudes croissantes exprimées par les gens, ici comme ailleurs, sont finalement de très bonnes nouvelles, estime Maude Bonenfant, chercheuse au Groupe de recherche sur l’information et la surveillance dans le quotidien (GRISQ) de l’UQAM. Elles témoignent d’une prise de conscience nécessaire, même si pour le moment, cette prise de conscience s’accompagne d’une incapacité à éviter, individuellement et collectivement, les dérives. » Ce serait, selon elle, la faute aux entreprises du Web qui ne facilitent pas la tâche à l’internaute pour protéger sa vie privée, mais également à l’internaute lui-même qui se retrouve dans un univers social numérique très facile à utiliser, mais très compliqué à comprendre.

« Ces outils de communication ont aujourd’hui une incidence sur notre humanité, poursuit l’universitaire, ils profitent même à la démocratie en permettant de revendiquer, de défendre des droits, de manière collaborative. L’idée n’est donc pas de se déconnecter, mais de prendre des mesures pour que l’accès à ces univers ne soit pas forcément soumis à des intérêts économiques et à cette logique néolibérale. Il est possible d’avoir une existence en ligne sans laisser de traces numériques. Et c’est ce qu’il faut promouvoir désormais. »

Une perspective que devraient sans doute embrasser près de 83 % des internautes à travers le monde qui perçoivent l’accès à l’Internet comme un « droit de la personne fondamental », plutôt que conme une vulgaire infrastructure de communication. Un droit qui, comme tous les autres, sans surprise, voit forcément des citoyens se porter à sa défense lorsque des intérêts privés ou des gouvernements à la suspicion déplacée le menacent.

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