L’universalité menacée?

La chose était à peine envisagée qu’elle provoquait déjà une levée de boucliers. On ne touche pas facilement aux vaches sacrées au Québec. Peu de voix pour décrier l’indexation de 0,30 $ d’un tarif qui stagnait depuis dix ans. Mais l’idée de moduler en fonction du revenu familial le coût d’un programme social basé sur le principe d’universalité que sont les garderies a valu un lot de critiques au gouvernement Couillard.
« Atteinte directe à la classe moyenne », s’est écriée la députée péquiste de l’opposition, Agnès Maltais. Entreprise « rétrograde », a renchéri pour sa part la députée de Québec solidaire, Françoise David. Sans parler des groupes sociaux et féministes, qui y ont vu un « recul de l’égalité ». Même que, rarement unanimes, l’Association des garderies privées et le Conseil québécois des services de garde éducatifs à l’enfance se sont tous deux opposés à la fin de l’universalité qui caractérise le réseau depuis sa fondation. Pour eux, il est hors de question que les parents mieux nantis paient plus cher que ceux qui le sont moins.
Le gouvernement Couillard n’a pas encore tranché la question, et le doute plane encore sur une éventuelle réforme du financement de ce programme social public, qui coûte de plus en plus cher (2,7 milliards par année, soit un milliard de plus qu’il y a dix ans). Mais selon ce qu’on en sait, le tarif unique d’environ 7 $, qui serait indexé au fil des ans, serait réservé aux familles moins nanties, alors que les plus fortunées se verront ajuster à la hausse ce tarif lors de la déclaration d’impôt, en fonction de leurs revenus.
N’empêche, les contours sont flous et le diable sera dans les détails. Que veut faire exactement le gouvernement et, surtout, comment décidera-t-il qui paiera et en fonction de quelle tranche de revenus ? Il y a une part d’arbitraire, croit le chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) Simon Tremblay-Pepin.
« Regardez la dernière tentative du gouvernement, soit le crédit d’impôt pour solidarité, rénové par [l’ex-ministre des Finances] Raymond Bachand et la contribution santé mise en place par [l’ex-ministre des Finances] Nicolas Marceau. Je me suis demandé ce qui faisait augmenter la contribution en fonction de ces seuils de revenus là ? Pourquoi 40 000 $ et 60 000 $? Les fonctionnaires que j’allais voir n’avaient aucune réponse. J’imagine qu’ils voulaient trouver la niche qui allait pouvoir toucher suffisamment de gens pour qu’il y ait assez de contribuables pour que ça rapporte assez. »
C’est un art imparfait dont on a beaucoup de difficulté à mesurer les impacts, poursuit-il. « Le gouvernement a du mal à calculer ses propres revenus 4 mois à l’avance. Imaginez lorsqu’on fait des mesures fiscales qui s’étendent sur 10, 15, 20 ans. »
Double ponction
Pour M. Tremblay-Pepin, il existe déjà un système qui fait payer en plus grande proportion les mieux nantis : l’impôt. Instaurer un autre mécanisme pour moduler la contribution des familles en fonction des revenus revient à procéder à une double ponction des ménages, ce qui est décrié tant à droite qu’à gauche. « La question de fond qu’on ne se pose pas, c’est le débat sur l’utilisateur payeur. Le gouvernement Couillard pense qu’avoir un tel modèle, qui tient compte des revenus, serait une bonne idée. Or, on tient déjà compte des revenus dans le système universel, car on demande même à ceux et celles qui ne l’utilisent pas de payer de l’impôt », illustre-t-il.
Certains vont contribuer toute leur vie au Régime québécois d’assurance parentale ou à l’assurance-emploi sans jamais en toucher un sou. « Mais on considérait qu’il était important que tout le monde contribue. On croyait qu’il était important collectivement que les enfants et ceux des autres soient éduqués dans les premiers moments de leur enfance. Il y avait là un gain social pour tous. »
Encore une fois, rappelle M. Tremblay-Pepin, tout dépend de ce qui sera décidé. Il admet que faire payer 9 $ à tous ceux qui gagnent au-delà de 100 000 $ risque de ne pas changer grand-chose à l’accessibilité du système et de ne pas rapporter beaucoup dans les coffres de l’État. « Difficile de dire que c’est terrible et scandaleux. Mais sur le principe, on trouve un abandon de la mesure d’universalité des services publics. Le gouvernement devient une entité qui offre des services qu’on achète de temps en temps, à la pièce. C’est une vision très nocive de notre développement collectif. »
Peu importe comment il est financé, l’important est de continuer à subventionner adéquatement le réseau public des garderies, estime Lise Lemay, professeure au Département de didactique de la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM. S’il est majoré, le coût pour y accéder ne devra pas, d’une part, empêcher les enfants des familles les plus défavorisées de le fréquenter. Et l’argent perçu par le gouvernement devra absolument être réinjecté dans les fonds d’opération du système, insiste-t-elle. « Nos recherches nous montrent que si on augmente le budget des CPE, c’est associé à l’amélioration de la qualité », soutient-elle.
L’ouvrage qu’elle codirige avec Nathalie Bigras, professeure au Département d’éducation de l’UQAM, intitulé Petite enfance, services de garde éducatifs et développement des enfants. État des connaissances, arrive à la conclusion qu’un système de garderie public subventionné, versus le système privé non subventionné qui a des desseins lucratifs, a un impact positif chez les enfants qui le fréquentent. Dans ce système public, les éducatrices, souvent mieux formées, mieux payées et mieux organisées syndicalement, ont de meilleures conditions de travail, qui se répercutent positivement sur la qualité des services qu’elles offrent aux enfants et ultimement sur le développement cognitif de ces derniers.
Fiscaliser
Se rangeant davantage du côté de la manière de voir des libéraux, le professeur au Département d’économie de l’Université Laval, Jean-Yves Duclos, croit qu’une des façons relativement équitables d’accroître les revenus de l’État est de « demander plus aux familles à plus hauts revenus ».
Il prône ce qu’il appelle la « fiscalisation », qui consiste à faire payer un tarif en fonction du revenu des familles. C’est d’ailleurs déjà le cas pour les familles qui n’arrivent pas à trouver une place en garderie à 7 $ et qui doivent avancer les fonds pour ensuite bénéficier de crédits d’impôt en fonction de leurs revenus. « La fiscalisation, c’est relativement simple : les familles déclarent un revenu qu’elles s’attendent à recevoir dans l’année, et c’est sur cette base qu’elles reçoivent des crédits d’impôt anticipés tous les mois », explique-t-il. La déclaration de revenus à produire viendra chercher la différence dans les poches des ménages les mieux nantis. À ces familles plus riches, le crédit d’impôt sera tout simplement moins élevé. « La mécanique fine peut varier, il y a plusieurs façons d’y arriver, mais l’objectif est essentiellement le même. »
Selon M. Duclos, ce processus de fiscalisation, qui donc s’étendrait aux familles qui ont une place en garderie à 7 $, se traduirait par un gain en transferts fédéraux et moins d’impôt à payer, ce qui permettrait des économies de l’ordre de 200 millions. « Il y a environ 200 000 enfants qui fréquentent les garderies, ce serait donc 1000 $ par famille si on fiscalisait. »
Toutefois, en optant pour une augmentation graduelle et importante des frais de garde à un tarif unique, le risque est grand de nuire aux ménages les plus pauvres, surtout ceux dirigés par une mère monoparentale. C’est ce qu’a pu mesurer M. Duclos dans un modèle de simulation qu’il a élaboré et qui mesure les effets prévisibles d’une augmentation des tarifs en Centre de la petite enfance (CPE), dans ce cas-ci, de 3 $ des frais de garde (de 7 $ à 10 $). L’impact sur les mères avec conjoint n’est pas à négliger, pas plus qu’il ne l’est sur les mères monoparentales, leurs revenus nets diminuant respectivement de 372 $ et de 408 $, ce qui réduirait leur revenu moyen de 0,8 % et de 1,6 % respectivement.
Par ailleurs, il reconnaît que l’implantation des garderies subventionnées à tarif unique, d’abord à 5 $ puis à 7 $, a eu l’avantage de formaliser et de structurer le système de services de garde, qui l’était très peu à l’époque. « Le symbole du 5 $ par jour ou 7 $ par jour est très fort et très visible. Les parents comprennent facilement comment ça fonctionne, dit-il. Mais maintenant qu’il est en place, il faut s’assurer qu’il soit durable. Vu le contexte actuel des finances publiques, on doit voir comment on peut faire mieux dans les circonstances. »