Les nouveaux chemins du militantisme

Aujourd’hui, dans des environnements socionumériques de plus en plus bruyants, pour se faire entendre, il faut de plus en plus se faire voir.
Photo: Twitter Aujourd’hui, dans des environnements socionumériques de plus en plus bruyants, pour se faire entendre, il faut de plus en plus se faire voir.

Pas d’image, pas de cause ? Les femmes autochtones qui dénoncent l’insensibilité du gouvernement Harper face à la disparition d’environ 1200 d’entre elles le pensent en ripostant depuis quelques jours en ligne avec une campagne baptisée #AmINext (Suis-je la prochaine ?). Un coup d’éclat 2.0 au caractère viral pour se faire entendre. Et voir.

La galerie de photos est troublante avec sa succession de visages de femmes, adolescentes, grands-mères, étudiantes ou professionnelles, les traits sévères, portant toutes devant elles un carton blanc sur lequel on peut lire « Am I Next ? » (Suis-je la prochaine ?).

Depuis le début du mois, ce genre de clichés se multiplie dans les univers numériques, à l’invitation d’une jeune ontarienne, Holly Jarrett, qui a ouvert le bal pour attirer les regards des Canadiens en général, et des élus fédéraux en particulier, sur une cause : celle des femmes autochtones dont le destin tragique ne semble pas émouvoir l’administration Harper qui refuse, malgré les demandes répétées, d’ouvrir une enquête sur la disparition de 1200 d’entre elles, tuées ou enlevées depuis 30 ans.

Le procédé narratif, mettant un visage et un texte à forte valeur revendicatrice dans le même cadre, n’est pas nouveau. Mais il semble aussi se multiplier par les temps qui courent, poussé par une époque où le culte de l’image ne pouvait que finir par croiser les mouvements de foule dématérialisés tout comme les chemins du militantisme en format 2.0.

À Ferguson, aux États-Unis, théâtre d’un conflit social aux relents de ségrégation, quelques habitants du coin, en août dernier, y ont succombé pour dénoncer la violence de police à l’endroit des jeunes Noirs. Depuis le début de la semaine, de jeunes musulmans britanniques passent également par là pour dénoncer les horreurs du groupe État Islamique (EI) en s’affichant en ligne dans des photos ou vidéos au slogan simple mais efficace : #NotInMyName (pas en mon nom). Le geste vise à mettre en garde le monde entier contre les associations réductrices entre violence et musulman, à dire aussi que le terrorisme ne relève pas de l’islam, mais plutôt de l’obscurantisme et de la folie.

Il fait également la démonstration qu’aujourd’hui, dans des environnements socionumériques de plus en plus bruyants, pour se faire entendre, il faut de plus en plus se faire voir.

« Pour percer le bruit médiatique, il faut se montrer créatif, y compris sur le marché des causes sociales, résume à l’autre bout du fil, dans le calme de son bureau, Christian Desîlets, qui enseigne la publicité sociale à l’Université Laval. Avec une image, on s’assure d’attirer un peu plus l’attention. Cela fonctionne pour un billet de blogue, un article de journal, des contenus partagés sur les réseaux sociaux, dont le taux de lecture est supérieur lorsqu’il y a une illustration. Et cela fonctionne aussi pour les revendications sociales. »

Un remède à légèreté

À l’ère de ce que les Anglos nomment le slacktivism, cet activisme paresseux, de salon, qui consiste à activer un « j’aime » ou de « retwitter » un mot-clic pour afficher son adhésion à une cause et surtout exhiber sa bonne conscience, la « mise en visage » photographique d’une revendication, donnerait désormais une valeur supplémentaire à son engagement, une force de frappe plus attirante, un argument de plus pour être pris au sérieux sur des territoires où la légèreté de certains gestes à saveur sociale est décodée facilement, au grand dam des « slacktivistes », par un trop grand nombre de citoyens numériques.

« Mettre un visage sur une statistique, c’est l’humaniser, dit Mélanie Millette, prof de communication à l’UQAM et membre du Laboratoire de communications médiatisées par ordinateur (LabCMO). Il y a un impact plus fort, plus émotif, quand tu as, face à toi, le regard de la personne qui t’interpelle. »

Avec ces images, c’est un peu le « je », le « moi », très développés dans les univers numériques, qui se mettent un peu au service du « nous » par l’entremise de ces dérivés d’égoportraits (les selfies comme on dit à Toronto), frappés d’un slogan, d’un message qui invitent au mimétisme pour assurer le développement du mouvement en ligne. « C’est un cousin politisé et engagé du selfie », estime l’universitaire, « un selfie, avec un petit pas de côté qui donne de la visibilité, non pas à la vie quotidienne d’une personne, mais à une cause qu’elle veut défendre ». Et ce, dans un marché plus que saturé « où les codes et les techniques de communication sont maîtrisés par un grand nombre » et où, du coup, « seuls les plus habiles » vont réussir à se démarquer, ajoute pour sa part M. Desîlets.

Holly Jarrett est sans doute du nombre, comme en témoigne l’écho produit depuis quelques jours par sa campagne de photos avec sous-texte sans équivoque — suis-je la prochaine à être tuée ou enlevée, raconte finalement le message — et pour laquelle elle souhaite bien sûr un autre résultat : la création d’une commission d’enquête sur le sort des femmes autochtones assassinées ou disparues dans la plus grande indifférence. Et ce, avant que ce projet numérique et engagé, même s’il s’incarne dans des centaines de visages d’un océan à l’autre, à l’image du « Ice Bucket Challenge », campagne de sensibilisation à la maladie de Lou Gehrig, qui a inspiré Mme Jarrett, ne disparaisse sous les images d’une autre campagne.

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