Les raisons de la colère

Plus d’un an s’est écoulé depuis la tragédie ferroviaire, mais la mairesse de Lac-Mégantic, Colette Roy Laroche, a exprimé pour la première fois cette semaine sa colère à l’égard du gouvernement fédéral. Le rapport d’enquête du BST est sans équivoque : « Ce terrible accident aurait pu être évité », répète-t-elle.
Malgré la douleur, Colette Roy Laroche s’est abstenue durant un an et des poussières d’éclater en reproches contre le responsable de l’exploitation sécuritaire du chemin de fer passant d’un bout à l’autre de Lac-Mégantic, Transports Canada. Mais la « dame de granit » a mis de côté son ton mesuré mardi après avoir lu les grandes lignes du rapport d’enquête du Bureau de la sécurité des transports (BST) sur les causes de la tragédie ferroviaire. « Maintenant que nous avons en main tous les éléments [y compris ceux] qui nous permettent de croire que ce terrible accident aurait pu être évité, eh bien, nous sommes rendus à l’étape d’exiger des changements », lance-t-elle, la voix masquée par les sifflements d’un train de marchandises.
Le BST, un organisme indépendant, a établi 18 faits ayant « joué un rôle » dans le déraillement du train fantôme de la Montreal, Maine and Atlantic Railway (MMA) et l’explosion du tiers de ses 72 wagons-citernes, qui ont arraché la vie à 47 personnes. La MMA, une compagnie où on « coup[ait] les coins ronds », est durement écorchée pour avoir laissé un train en mauvais état sans surveillance à quelques mètres de la pente la plus abrupte du Québec. Le mécanicien de locomotive Tom Harding est montré du doigt pour ne pas avoir serré suffisamment de freins à main.
« O.K. la MMA. O.K. le mécanicien. Mais, pour nous autres, le responsable, c’est le fédéral », lâche Marcel à ses voisins Chantal et Camille. Les trois natifs de Lac-Mégantic sont sur la même longueur d’onde : si les agents de Transports Canada avaient «“watché” leurs affaires », la « broche à foin » de MMA n’aurait pas pu laisser une locomotive rafistolée et ses wagons bourrés de matières dangereuses sillonner le pays sur des rails ondulés.
Le BST donne en partie raison à Marcel, Chantal et Camille. Transports Canada a failli à sa tâche de « veiller à ce que les lacunes de sécurité qui se répétaient à la MMA soient analysées et corrigées efficacement ». Ainsi, à l’instar de la MMA et de l’opérateur du train, Tom Harding, le gouvernement fédéral a « joué un rôle » dans la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic, tranche-t-il. « Qui était en position de vérifier ce qui se faisait au sein de la compagnie pour s’assurer que les normes de sécurité étaient respectées ? Qui devait assurer la sécurité du public ? C’est là le rôle du gouvernement », a expliqué l’administrateur en chef des opérations au BST, Jean Laporte, en conférence de presse mardi.
«Responsabilité politique absolue»
C’est un « blâme sévère », souligne à gros traits le professeur associé à l’École nationale d’administration publique (ENAP), Jacques Bourgault. Il s’explique mal l’absence de tout acte de contrition de la part de la ministre fédérale des Transports, Lisa Raitt, en ce qui concerne la pire tragédie ferroviaire au pays en 150 ans. À ses yeux, Ottawa doit prendre la « responsabilité politique absolue » du déraillement du train de la MMA. « C’est leur “job” de surveiller ce qui se passe dans l’industrie, de qualifier le danger, d’adapter la réglementation en fonction de ça et de la faire respecter », soutient-il.
L’adoption d’« une position aussi défensive » par Mme Raitt est « choquante », renchérit le professeur agrégé à l’ENAP Jean-François Savard. « L’objet premier d’un État est d’assurer la sécurité des citoyens », martèle-t-il.
Mais ni M. Bourgault ni M. Savard n’attribuent la faute au gouvernement de Stephen Harper, engagé tête baissée à rétrécir la taille de l’État fédéral depuis 2006, et ce, contrairement à plusieurs Méganticois croisés par Le Devoir.
L’examen des programmes amorcé en 1994 par le gouvernement libéral visant à réduire la dette publique fédérale au moyen d’une compression des dépenses publiques a sonné le glas de dizaines de programmes. « Il y avait trop de gouvernement, trop de bureaucratie, trop d’inspections, considérait-on », relate M. Bourgault. L’équipe de Stephen Harper a « amplifié le phénomène » en effectuant « plus de compressions » et en martelant « le message : “Economic development comes first” », ajoute-t-il.
La série d’« exceptions » accordées à la MMA donne une bonne idée de l’importance des impacts d’affaires appréhendés dans l’élaboration de la réglementation ferroviaire, dit M. Savard. Cependant, le « laxisme » observé à Transports Canada dans les heures, les jours, les semaines ayant précédé la tragédie de Lac-Mégantic s’inscrit dans une « culture ministérielle » solidement implantée, assure-t-il. « À l’évidence, le rétrécissement [de la taille de l’État opéré par le gouvernement conservateur] n’aura pas amélioré les choses. »
«On attend les catastrophes»
Les gouvernements, ici comme ailleurs, hésitent à adopter une « approche proactive des risques » en raison des coûts élevés qui y sont rattachés à la fois pour l’État et pour l’industrie. « Les gouvernements n’évaluent pas bien les risques. Si vraiment ils s’en occupaient, on dirait que l’argent est gaspillé », affirme M. Bourgault, rappelant le lot de critiques suscitées par les « gros investissements » faits dans des programmes de lutte contre le terrorisme, au détriment des programmes en santé et en éducation par exemple. « On attend les catastrophes pour dire : comment ça se fait ? »
L’accroissement fulgurant du transport de pétrole sur les rails au cours des dernières années a « pris par surprise » un grand nombre d’acteurs dans l’industrie ferroviaire, y compris Transports Canada, a fait remarquer la présidente du BST, Wendy Tadros.
Pourtant, les fonctionnaires de Transports Canada « sont les seuls qui n’avaient pas le droit d’être surpris », insiste M. Bourgault. En échouant à faire « évoluer » son « cadre de gestion de risque » en fonction de l’évolution du « danger », le ministère a montré combien il est difficile de «“dealer” avec la notion de risque ».
L’expert en analyse de politiques publiques appelle Ottawa à s’abstenir d’effectuer de nouvelles coupes « à l’aveugle », puis à « allouer les ressources à la bonne place ». « On n’a pas toutes les ressources nécessaires. Il faut donc agir de manière stratégique », soutient-il, supposant que les employés de Transports Canada sont plongés depuis le 6 juillet 2013 dans un « branle-bas de combat » pour « revoir le système de fond en comble » en fonction des cinq recommandations du BST. « C’est un minimum. » N’empêche, le vérificateur général du Canada devra garder à l’oeil le ministère et s’assurer « périodiquement » que la réglementation est adéquatement arrimée à l’évolution de l’industrie, selon lui.
La communauté de Lac-Mégantic talonnera aussi Ottawa pour qu’il « pose des gestes concrets afin que la sécurité devienne “la” priorité », avertit Mme Roy Laroche.
« Être plus à l’écoute des citoyens » : il s’agit de « la leçon la plus importante » à tirer de la catastrophe de Lac-Mégantic, juge M. Savard. « Les enjeux publics sont aujourd’hui plus complexes qu’il y a 50 ans et, pour arriver à bien les comprendre, les gouvernements doivent être plus à l’écoute des citoyens. »