Vive la rose

Nous venons tous, plus ou moins, d’une lignée d’océan, de mer et d’eaux vives. Notre collaboratrice Monique Durand nous présente cet été une série d’articles où se mêlent petite et grande histoire dans les vents de l’Atlantique. Trajectoires de femmes et d’hommes qui nous ont précédés, illustres inconnus pour la plupart, creusant jusqu’à nous leur sillon dans la chair du temps.
Il arrive que nous visitions un pays pour une seule chanson aimée, vénérée, qui, nous semble-t-il, contient ce pays tout entier dans ses quelques notes et paroles. J’en connais qui se rendirent en Irlande juste pour Oh Danny Boy. À Paimpol, juste pour La Paimpolaise. À Natashquan, juste pour Jack Monoloy. C’est ainsi que l’auteure de ces lignes s’est rendue à l’Anse-à-Canards, sur l’île de Terre-Neuve, pour Vive la rose et Émile Benoit qui en fut le plus inoubliable interprète. À quelle contrée appartenait-il pour nous bouleverser ainsi avec le refrain d’une amante éconduite O gué vive la rose/Vive la rose et le lilas ? D’où venait donc cet homme à la voix chavirante qui faisait se retourner les pierres ?
Vive la rose ? C’est feu la grande animatrice Myra Cree, quand existait encore une chaîne culturelle à la radio de Radio-Canada, qui nous fit connaître l’interprétation par Émile Benoit de cette chanson du XVIIIe siècle, l’une des plus poignantes de tout le répertoire hérité de la vieille France. Vive la rose, interprétée par ce Franco-Terre-Neuvien, c’est une complainte belle jusqu’à l’insoutenable pour certains coeurs trop fragiles, c’est toute la mélancolie du monde chantée avec la voix chevrotante d’un homme sur le déclin de sa vie, et les mots français escamotés de celui qui était allé seulement trois ans à l’école, et à l’école anglaise. Car, à Terre-Neuve, le français était alors une langue proscrite en dehors de la maison.
Émile Benoit est né à l’Anse-à-Canards en 1913, sur la péninsule de Port-au-Port, côté ouest de Terre-Neuve, l’un des derniers bastions francophones à Terre-Neuve. Il y a, dans cette province, environ 2000 personnes qui se disent encore francophones. L’Anse-à-Canards fait partie des quelques villages semés sur la French Ancestors Route, comme il est écrit aujourd’hui sur les affiches touristiques. La mère d’Émile, Adeline Duffenais, était une Acadienne dont les aïeuls avaient été chassés de leur Chéticamp natal lors de la déportation de 1755. Son père, Amédée Benoit, était un descendant de Français venus pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve, des Français qui, souvent, provenaient de Bretagne. « Le vieux Boizec parlait encore breton et, tous les 14 juillet, il chantait Allons enfants de la patrie », raconte Émile à propos d’un voisin de son enfance, dans les quelques fragments de sa vie qu’il a confiés, en 1980, aux archives de l’Université Memorial de Terre-Neuve.
L’homme vécut de la mer, à 12 ans déjà, apprenti pêcheur, en cette Terre-Neuve qui n’était et n’est toujours que vagues, embruns et eau salée. Pour arrondir ses paies faméliques et faire vivre les 13 enfants qu’il a eus, Émile jouait du violon lors de mariages, de danses et de rencontres sociales, dans un pays de nombreux violoneux où ça tapait du pied et voletait sur le plancher jusqu’au petit matin, en buvant la homebroue artisanale. Mais lui, Émile Benoit, avait un véritable don.
Il dut attendre la fin de sa vie de pêcheur et le début de la soixantaine pour que ce don s’épanouisse pleinement. Son exceptionnel talent doublé d’une personnalité haute en couleur et prompte aux réjouissances le porta bientôt jusqu’en France, en Angleterre, en Norvège, à La Nouvelle-Orléans. On lui reconnaît la paternité d’au moins 200 compositions musicales ou chansons, en français et en anglais. Et l’on peut dire que Vive la rose est à Émile Benoit de Terre-Neuve ce que Mon pays est à Gilles Vigneault du Québec.
En cette frisquette soirée de juin, je découvre le EMILE’S Pub à Stephenville, agglomération urbaine située à une trentaine de kilomètres de l’Anse-à-Canards. Émile Benoit, ami de l’ancien gérant de l’établissement, était un habitué de l’endroit. Le EMILE’S Pub accueille ce soir-là, comme il le fait régulièrement, les musiciens de la région qui souhaitent se produire, comme ça, tout simplement, avec leur violon, guitare ou harmonica. Joe et Andy se lancent les premiers, après avoir inscrit leur nom sur un petit tableau. Ils entament une chanson au rythme enlevé, Dirty Old Town. Les spectateurs sifflotent et frappent dans leurs mains, tandis que les serveuses virevoltent sur le plancher, apportant aux clients attablés les Emile’s Famous Wings.
Sur les murs du pub, des photos d’Émile Benoit, et une citation de ce dernier, accompagnée de sa traduction : « Ça vient du tchoeur./It comes from the heart. » Exposés dans un coin, deux violons qui ont pu lui appartenir. Sur le menu, des bribes de son histoire, en anglais seulement. « He was born in L’Ance-a-Canards [sic] ». Et quelques paragraphes plus loin : « Emile died on September 2, 1992 at the age of 79. The Francophones of Newfoundland lost one of their most prestigious ambassadors. »
Nul n’est prophète en son village
J’ai bien cherché chez lui, à l’Anse-à-Canards ou autour, des traces d’hommages en français à cet Émile, prestigieux ambassadeur des Franco-Terre- Neuviens. N’ai rien trouvé ou presque. Nul n’est prophète en son village, c’est bien connu, même si la Société nationale des Acadiens lui remit la médaille Léger-Comeau en 1988 et, la même année, l’Université Memorial le gratifia d’un doctorat honoris causa « pour sa contribution à la culture francophone ». « Les Anglais l’adoraient. Mais pour nous, les Français de Terre-Neuve, il était simplement Émile », dit Robert Cormier, président de l’Association des francophones de Cap-Saint-Georges, autre village sur la French Ancestors Route.
Au Centre communautaire de l’Association des Français de l’Anse-à-Canards, quelques photos défraîchies du violoneux vedette, sans plus. Et un neveu d’Émile, Robert Félix, musicien lui aussi, qui perpétue sa mémoire en interprétant de temps à autre Vive la rose, mais sans l’intensité fiévreuse de son oncle. Il en a même changé quelques paroles pour qu’elles sonnent mieux à ses oreilles. « Vive la rose et le lilas » est ainsi devenu « Vive la rose du village ». Robert Félix occupe le poste d’agent culturel de l’association depuis 25 ans. Sa mission ? « Promouvoir et préserver la langue et la culture française dans notre village. » « Continuer à le faire, ajoute-t-il, même si tout le monde parle anglais. » Lui-même, d’ailleurs, fait ses interventions publiques en anglais, « avec quelques mots en français ».
Dans la campagne environnante, soudain, une petite maison déserte, avec une vaste galerie qui s’avance sur les hautes herbes et sur la mer. C’est là que vécut Émile Benoit. On imagine les veillées de musique endiablée sur cette galerie livrée à l’infini de son inspiration et du ciel étoilé. Voisine de la maison d’Émile, celle de son fils, Tony, qui y vient de temps à autre, car il travaille à Calgary dans la construction. Tony, un grand gaillard jovial, ne parle pas ou ne parle plus français. Est-ce que son père en serait chagriné ? « Pas du tout, répond-il. C’est comme ça, c’est la vie ici. »
Au petit cimetière de l’Anse-à-Canards, en bordure de la mer, un monument de ciment en forme de violon. Il y est inscrit: « Benoit In memory of Emile Born Mar 1913 Died Sept 1992 ». Immobile au milieu de ce sanctuaire aux morts et aux goélands, j’entends Vive la rose, dont l’air ne m’a plus quittée depuis mon arrivée en cette contrée. Me reviennent les paroles du neveu d’Émile Benoit : « Les vieilles chansons françaises sont toujours tristes, elles finissent souvent mal. »Vive la rose tourne en boucle dans ma tête et dans le vent atlantique.