Voyage au coeur de la citoyenneté active

Imaginer et vivre nos espaces collectifs autrement, voilà le défi que se lancent des centaines de Québécois chaque jour. En marge des structures établies, ces «supercitoyens» bousculent leur milieu respectif pour tenter de changer le monde tous ensemble.
Au bout de la rue Saint-Joseph à Québec, des bancs de bois usés semblent un peu perdus au milieu de l’espace bétonné, comme s’ils avaient été oubliés. Un peu en retrait, à l’ombre de l’église adjacente aujourd’hui occupée par une coopérative, un jeune homme observe les passants curieux s’arrêter. Là, un père et sa fille s’assoient pour déguster une glace. À quelques jets de pierre, un groupe d’amis rigolent, à califourchon sur un des sièges rustiques. Plus tard, une petite foule s’attroupe autour d’un jam improvisé. Sourire aux lèvres, l’observateur range son carnet de notes et reprend sa route.Premier essai du Collectif Le Banc, ces « bancs d’église » déployés en septembre dernier au coeur du quartier Saint-Roch se voulaient une manière de redonner, voire de révéler, aux résidants du secteur « les possibles » des lieux. Depuis, les membres du collectif originaire de Québec s’amusent à occuper le territoire de la ville de façon ponctuelle et éphémère.
Un peu comme des « laboratoires urbains », de nombreuses initiatives du même genre voient le jour de plus en plus, prenant d’assaut les milieux de vie pour les ramener à l’échelle humaine. Urbanisme tactique, agriculture urbaine et projets d’économie alternative sont autant d’exemples de cette nouvelle façon d’aborder le vivre-ensemble.
Dans cette lignée, le Centre d’écologie urbaine de Montréal a lancé un appel aux citoyens ce printemps dans le but de « transformer la ville ». Pour le chargé de projet Cédric Jamet, l’idée était surtout d’« offrir un espace d’échange aux véritables praticiens de la ville, soit ceux qui l’habitent et qui y sont attachés ». Persuadé que ces rêves collectifs se seraient réalisés sans le soutien du Centre, il précise toutefois que travailler de concert avec ces amoureux de la cité lui permet de créer des réseaux, de mettre des gens qui ne se seraient peut-être jamais parlé en relation. Car si ces initiatives citoyennes ont un impact direct et quasi immédiat sur le milieu dans lequel elles s’inscrivent, c’est la force du nombre — et on en compte des centaines à la grandeur du Québec — qui leur donne un véritable pouvoir de changement. « Tout le monde a son idée de ce qui ne suffit pas à la ville, et le faire chacun chez soi est déjà incroyable, insiste-t-il avec un sourire. Mais imaginez si nous décidions de réfléchir à ce dont nous avons besoin ensemble. »
Citoyenneté plurielle
De plus en plus bruyantes, ces démonstrations citoyennes piquent la curiosité du milieu universitaire qui, habitué d’étudier les va-et-vient du communautaire, a bien de la difficulté à en cerner les contours. C’est qu’on peut difficilement en brosser un portrait précis puisqu’il semble exister autant de manières de faire que d’individus qui s’impliquent. « On a longtemps voulu nommer les choses de manière idéologique, avance la professeure à l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia Anna Kruzynski, qui étudie cette mouvance depuis quelques mois. Aujourd’hui, ce sont davantage les affinités qui unissent les gens. Si on habite le même lieu, qu’on partage des intérêts, des rêves, il y a une confiance qui s’établit. Quand on interroge les gens sur le sujet, ils disent souvent qu’ils se sont retrouvés. »
Sans être en complète rupture avec ce qui se faisait au lendemain de la Révolution tranquille ou lors de l’émergence du communautaire, cette « nouvelle vague » d’implication citoyenne possède sa propre signature qui la rend fondamentalement unique. Très portée sur le « faire soi-même » [le fameux DIY] et le « vivre maintenant », cette génération de tous âges rejette les conventions établies, que celles-ci soient politiques ou issues du milieu militant lui-même. « Ce sont des gens, des groupes, portés par l’action directe, soutient Anna Kruzynski. Ils fonctionnent sans intermédiaire, sans demander la permission. C’est du “bottom-up” à l’état pur [l’intégration des structures officielles se faisant souvent après le passage à l’action]. »
Ainsi, ce n’est qu’une fois les légumes bien enracinés dans le Jardinet des mal-aimées, cette saillie de trottoir réinvestie par les résidants de Rosemont, que l’arrondissement montréalais a manifesté son intérêt. Même son de cloche du côté des Incroyables Comestibles. Nés en Angleterre, ces pionniers en agriculture urbaine contemporaine ont vu leur idée se répandre comme une traînée de poudre, faisant des petits jusque de ce côté-ci de l’océan. Aujourd’hui, on en dénombre plus d’une dizaine « déclarés » au Québec. Encore une fois, c’est de manière spontanée que l’opération s’est amorcée dans des bacs à fleurs appartenant à la Ville à l’angle des rues Roy Est et Saint-Hubert en 2012. Deux ans plus tard, juste sur le Plateau, l’administration a prévu une trentaine de bacs pour cette « nourriture à partager ».
« Les modes de participation changent avec les générations, ajoute la professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal Mireille P. Tremblay. Ce n’est pas surprenant de voir qu’aujourd’hui l’implication ne se fait plus de manière “traditionnelle” via les lobbys, les partis politiques ou les organisations en place. » Moins organisé et plus spontané, donc ? Pas nécessairement, selon Anna Kruzynski. « Ça fait longtemps qu’il y a quelque chose qui se trame. Comme un rhizome endormi sous la terre. »
Issues de la lignée des protestations en marge des sommets du millénaire, d’Occupy et, plus récemment, de la grève étudiante de 2012, ces initiatives s’inscrivent dans un mouvement de citoyenneté active. « L’idée est d’aller au-delà du geste électoral », explique Juan Carlos Londono, l’un des instigateurs de 100 en 1 jour à Montréal, un projet qui consiste à générer une centaine d’interventions dans la ville en une journée afin de la rendre meilleure. Afin « d’exercer sa citoyenneté au quotidien, d’activer cette prise de conscience que nous sommes capables de créer la ville que nous voulons ». D’où l’intérêt de s’émanciper des structures, souvent trop lourdes pour vivre l’instant présent.
Car tout est là aussi, dans cette idée qu’il faut agir vite et maintenant, dans cette mouvance du « lighter, quicker, cheaper » empruntée à l’urbanisme tactique. « On se rend de plus en plus compte que, collectivement, on n’a plus les moyens [de faire gros] et qu’on n’a plus le temps d’attendre », lance Martin Paré, vice-président de l’Association des designers urbains du Québec, qui est à l’origine, entre autres, du Village éphémère qui s’enracine depuis peu sur la friche au pied du pont Jacques-Cartier.
Ancrés dans l’instantané, fondamentalement positifs et un brin trop lucides par moments face aux instances officielles, ces révélateurs des possibles s’approprient la « politique de l’agir » et foncent, quitte à bousculer un peu sur leur passage. « Ça va bien au-delà du devoir ou du vouloir, insiste Juan Carlos Londono. C’est l’idée que, chaque jour, je me dis que je peux changer les choses. Après, le pari, c’est de souffler sur nos étincelles et souhaiter que le feu s’étende. »