Le Bremen, l’île et l’Atlantique

Nous venons tous, plus ou moins, d’une lignée d’océan, de mer et d’eaux vives. Le Devoir présente cet été une série d’articles où se mêlent petite et grande histoire dans les vents de l’Atlantique. Trajectoires de femmes et d’hommes qui nous ont précédés, illustres inconnus pour la plupart, creusant jusqu’à nous leur sillon dans la chair du temps.
Le 12 avril 1928, 5 h 38. Lorsque, aux commandes du Bremen, ils quittèrent l’aéroport de Baldonel, près de Dublin, les trois aviateurs, deux Allemands et un Irlandais, avaient pour objectif d’atteindre New York. S’ils n’atteignirent jamais New York, mais une petite île perdue entre Terre-Neuve et le Labrador appelée Greenly, le commandant James Fitzmaurice, le capitaine Herman Koehl et le baron Ehrenfreid Von Hünefeld marquèrent pour toujours l’histoire de l’aviation en accomplissant la première traversée sans escale de l’Atlantique dans le sens est-ouest. Ils réalisèrent l’exploit une année après celui du célébrissime Charles Lindberg qui, aux commandes de son monoplace Spirit of St. Louis, avait réussi la traversée dans le sens inverse, de New York à Paris.
Quand ils abandonnèrent derrière eux le rivage irlandais, plus rien ni personne au monde ne pouvait désormais quoi que ce soit pour les trois équipiers du Bremen, livrés pieds et poings liés à l’infini du ciel, à la solitude des hommes et à la chance.
30 juin 2014, 18 h 30. Le soir rosit tout le paysage, lui donnant un air de début du monde. La mer est calme, la chance est de notre côté. Aimé Beaudoin, pêcheur mais aussi boulanger, résidant de Lourdes-de-Blanc-Sablon, m’emmène à l’île Greenly, minuscule disque de terre jeté dans le détroit de Belle-Isle, entre la pointe nord de Terre-Neuve et le sud du Labrador. Depuis Lourdes, il faut 20 minutes en chaloupe à moteur pour atteindre l’île. Notre embarcation vole sur les flots. Une colonie de macareux moines, appelés ici perroquets de mer, s’agite autour de nous. Moment de grâce. Le capitaine-boulanger est aux oiseaux, sa passagère aussi.
L’envolée du Bremen, elle, dura plus d’une journée et demie. Le trajet nécessitait un effort physique intense de chaque seconde, un peu comme celui, aujourd’hui, d’un pilote de F1. Les aviateurs se relayaient toutes les demi-heures pour tenir le coup. L’appareil ne possédait aucun système de chauffage et il n’y avait pas de radio à bord. Le vent de face avait réduit la vitesse de croisière à moins de 120 kilomètres à l’heure. Les trois aventuriers avaient l’impression de faire du surplace. Vissés à leurs instruments, ils livrèrent un combat sans merci aux éléments et à la peur.
30 juin 2014, 19 h. Nous voilà presque rendus à l’île Greenly. On voit le fond de l’eau, claire comme le jour. Les perroquets de mer nous ont suivis. Aimé me raconte qu’il n’y a pas si longtemps, son père les chassait pour nourrir la famille. « Il n’y avait pas de poulet à l’épicerie dans le temps. Et le perroquet a une chair délicieuse. » Aimé m’a prêté des bottes de pêcheur, des vraies bottes de sept lieues, pour descendre de l’embarcation, me rendre sur la grève et parcourir les trois cents mètres qui me séparent du coeur de l’île et de l’endroit où s’est posé, de peine et de misère, en toussant et crachotant, le Bremen il y a 86 ans.
Retour dans la cabine de pilotage des trois forçats du ciel qui, épuisés, volaient depuis maintenant 36 heures et demie. Il faisait presque nuit. À travers l’obscurité et la neige qui tombait dru, ils scrutaient avec anxiété au-dessous, cherchant fiévreusement une parcelle de terre pour évaluer leur position géographique, se croyant toujours en route vers New York. Les flocons devenaient de plus en plus épais, et le vent de plus en plus violent. Un objet sombre surgit soudain, qu’ils prirent pour la cheminée d’un navire. L’équipage du Bremen passa et repassa au-dessus de la colonne mystérieuse, bientôt soulagé de découvrir qu’il s’agissait d’un phare. Ils savaient qu’ils avaient atteint l’Amérique, mais où ? À bout de force et de carburant, ils décidèrent d’atterrir à proximité du phare, vaille que vaille et à la grâce de Dieu. Pendant un moment, ils survolèrent les lieux en quête de l’endroit le moins dangereux où se poser, puis, retenant leur souffle, amorcèrent la descente.
13 avril 1928, 18 h 08. Le coucou de ferraille atterrit dans un tapage d’enfer. Les trois hommes étaient sains et saufs, mais les pneus du Bremen s’étaient enfoncés dans la glace, l’hélice était endommagée.
Au même moment, le fils du gardien du phare était entré en hurlant chez lui. Il venait de voir « un poisson dans le ciel ». Son père, Johnny Letemplier, sortit aussitôt et courut au secours de l’équipage, s’attendant au pire. Il trouva les trois hommes ébranlés mais indemnes, et leur apprit qu’ils avaient échoué bien loin de New York. Ils se trouvaient sur l’île Verte — aujourd’hui appelée île Greenly —, au large de la Basse-Côte-Nord du golfe Saint-Laurent, à l’extrémité est du Québec.
Le télégraphiste Alfred Cormier, depuis Lourdes-de-Blanc-Sablon, transmit la nouvelle qui fit immédiatement le tour du monde.
30 juin 2014, 19 h 30. Je parcours le sentier légèrement pentu qui me mène jusqu’au lieu où le Bremen se posa péniblement, presque sous la fenêtre de la maison du gardien du phare, toujours sur pied. Le lieu est une surface raboteuse où les buissons de fleurs sauvages succèdent aux arbustes rabougris dans un entrelacs de pierres proéminentes, d’eaux marécageuses et de foin de mer. La glace et la neige qui recouvraient l’île Greenly le 13 avril 1928, masquant les inégalités et les aspérités de la piste de fortune, avaient sans doute sauvé l’équipage du Bremen. L’endroit n’est plus fréquenté aujourd’hui que par les goélands, les loups et quelques aventuriers.
15 avril 1928, au surlendemain de l’atterrissage forcé. Un avion Fairchild sur skis partit du lac Saint-Agnès, près de La Malbaie, et atterrit à l’île Greenly avec un mécanicien à son bord pour réparer le Bremen. Ce sera peine perdue. Après moult péripéties, l’appareil sera remorqué par des chiens jusqu’à Lourdes-de-Blanc-Sablon, puis démonté. Et c’est nul autre que Henry Ford qui en fera l’acquisition pour son musée près de Detroit, au Michigan. Le 18 avril, un second avion Fairchild se posa sur l’île Greenly pour récupérer l’équipage du Bremen. Cet appareil, avec à son bord un journaliste et deux photographes de New York, était piloté par Roméo Vachon, ce Beauceron qui allait marquer l’histoire de l’aviation québécoise en effectuant la première desserte aéropostale entre La Malbaie et Sept-Îles. Une circonscription électorale québécoise, sur la rive sud de Montréal, porte aujourd’hui son nom.
30 juin 2014, 20 h. Me voilà maintenant devant le monument tout simple, un peu rouillé, un peu craquelé, commémorant l’atterrissage historique du Bremen. Il fut inauguré le 14 août 1928, en présence de dignitaires civils et religieux, de pêcheurs de Lourdes et de la famille de Johnny Letemplier, gardien du phare. Me voilà seule dans l’incendie du soir avec mon monument perdu et la mer tout autour. Là-bas, un iceberg, un vrai, petite cathédrale flottante offerte, en cette seconde, à nul autre qu’à moi-même. Plantée à côté de la stèle commémorative, je me dis qu’il y a des histoires de mer, d’île et de lointain qui finissent bien, sans mort ni tragédie. Comme celle du Bremen.
Avec mes bottes de sept lieues, je retrouve bientôt mon pêcheur-boulanger. Nous retraversons vers Lourdes sur la mer lisse. Dans le ciel, la trace d’un supersonique en arc de cercle. Oui, la Terre est bien ronde, c’est dans cette aire à perte de vue qu’on le mesure.
Ce texte est inspiré d’un article d’Antonio Cormier, publié dans la Revue d’histoire de la Côte-Nord en 1995.